Cliff Obrecht (cofondateur de Canva) "L'an dernier, 0,2% des images importées dans Canva venaient de ChatGPT, contre 5% cette année"

Canva accélère à l'ère de l'IA générative et repense ses workflows pour réinventer la création visuelle. Le JDN a rencontré son cofondateur et COO, Cliff Obrecht, pour comprendre à quoi ressemblera le Canva des dix prochaines années.

JDN. En avril 2025, Canva a présenté "Code Canva", un assistant qui, à partir d'un prompt, permet de générer des sites et mini-apps interactives tels que des quiz ou calculateurs. Est-ce un potentiel concurrent d'outils comme Cursor ou Lovable ?

Cliff Obrecht est cofondateur et COO de Canva. © Canva

Cliff Obrecht. Code Canva est un outil simple qui permet déjà de générer des sites visuellement attractifs et ce n'est que le début. Cet outil peut être combiné avec d'autres, à l'instar de  Sheets Canva, qui peut faire office de base de données. Les utilisateurs peuvent ainsi stocker et injecter dynamiquement des données dans leurs créations générées avec Code Canva.  L'objectif est de connecter tout notre écosystème produit tout en permettant d'ajouter des modules tiers, comme des systèmes de paiement par exemple. Cette approche devrait permettre de développer des expériences interactives poussées, sans jamais écrire de code. Notre produit dédié à la création de présentation, lancé il y a quatre ans, compte désormais 100 millions d'utilisateurs par mois. Nous espérons un succès similaire pour Code Canva.

Canva propose ses propres modèles comme Leonardo aux côtés de ceux de Google, OpenAI ou Anthropic. Pourquoi avoir choisi d'ajouter Veo3 de Google, et à quels usages répondez-vous avec cette intégration ?

Nous voulons offrir les meilleurs modèles à nos utilisateurs, qu'ils soient développés par OpenAI, Anthropic, Google, ou qu'ils soient développés en interne, comme Leonardo, dont nous avons fait l'acquisition en juillet 2024.

"Nous observons aussi un trafic important en provenance de ces LLM"

L'intégration récente de Veo3, le dernier modèle vidéo de Google, s'inscrit dans cette logique. Il est désormais possible de générer des clips courts de haute qualité, avec audio synchronisé, directement depuis notre éditeur vidéo. Certains de ces modèles sont très coûteux à opérer, c'est pourquoi leur usage est souvent réservé à nos utilisateurs payants.

Canva est rentable, avec un chiffre d'affaires annualisé de plus de 3 milliards de dollars. Mais comptez-vous adapter votre modèle de monétisation pour amortir les coûts de fonctionnement liés à l'IA générative ?

Notre modèle est basé historiquement sur une tarification par utilisateur, mais nous réfléchissons en effet à passer à un modèle basé sur l'usage, qui serait à la fois plus juste et plus durable. En effet, avec l'IA, une seule personne peut aujourd'hui produire des milliers de vidéos et les entreprises peuvent ainsi fonctionner avec des équipes marketing plus réduite. Il faut donc s'adapter à ces nouveaux usages. Nous voulons aussi continuer à soutenir nos utilisateurs gratuits. Pour certaines fonctionnalités IA, nous avons mis en place un système de crédits permettant de tester les modèles avancés. Une fois ces crédits utilisés, les utilisateurs pourraient par exemple basculer vers des versions plus légères de ces modèles, et moins coûteuses pour nous. L'essentiel est qu'ils puissent toujours accomplir leur tâche, même si les performances des modèles sont légèrement réduites.

Vous avez récemment lancé l'intégration de Canva dans ChatGPT, avec la fonction Deep Research qui permet d'extraire et résumer du contenu directement depuis ses designs. Que représente le trafic issu des IA génératives comme ChatGPT ou Claude ?

Canva GPT est aujourd'hui le premier GPT de productivité sur ChatGPT, avec une utilisation qui a bondi de 375% en un an. Cela montre bien l'utilité concrète de notre outil dans les flux de travail assistés par l'IA. Nous observons aussi un trafic important en provenance de ces LLM. Canva est en cinquième position des sites qui reçoivent le plus de trafic en provenance directe de ChatGPT.

L'an dernier, 0,2% des images importées dans Canva venaient de ChatGPT, contre 5% cette année. Il y a donc une explosion des contenus générés grâce à ces nouveaux outils. Aussi, grâce au protocole MCP, Canva pourra s'intégrer à ces agents intelligents pour créer et publier dans un même environnement conversationnel. Le connecteur Canva dans ChatGPT permettra ainsi de limiter allers-retours entre outils. Il suffit de demander à ChatGPT d'analyser ou d'optimiser un document Canva Docs, une présentation, etc.

Le développement de ces assistants IA comme ChatGPT, capables de générer des contenus visuels, représente-t-il une menace pour Canva ?

En réalité, nous voyons cela davantage comme une opportunité que comme une menace. Nos utilisateurs s'appuient sur ces modèles pour générer du contenu, mais viennent ensuite sur Canva pour finaliser, personnaliser, collaborer, partager et mesurer la performance. C'est là que notre plateforme entre pleinement en jeu. C'est la même chose pour les vidéos générées par IA. Générer un clip est relativement simple. Mais, pour raconter une histoire cohérente, il est primordial de construire une continuité narrative, d'assurer la cohérence entre les scènes, etc. Et ce sont justement ces workflows que nous développons pour tirer le meilleur de ces modèles d'IA, tout en anticipant les avancées à venir dans les 6 à 12 prochains mois.

Aujourd'hui, Canva est utilisé par 95% des entreprises du Fortune 500. Quels sont les principaux usages de votre plateforme au sein de ces grands groupes ?

Nous sommes présents dans tous les départements qui ont besoin de produire du contenu visuel, que ce soit le marketing, les ventes, les RH, la communication, etc. Parmi nos clients français, je peux citer L'Oréal, Engie, Orange, Sephora... Ce segment de clients est très important pour le futur de Canva. Notre plateforme est utilisée pour créer des présentations, des vidéos, des supports et rapports internes, etc. Canva est une plateforme tout-en-un dédiée à la communication visuelle, et c'est cette polyvalence qui nous permet d'être adopté à grande échelle.

Après l'acquisition d'Affinity réalisée l'an dernier, ambitionnez-vous de séduire les designers professionnels et ainsi concurrencer directement Adobe dans les entreprises ?

"Une IPO se concrétisera un jour mais pas en 2025"

Nous voulons offrir aux designers de métier une alternative moderne et accessible, car ces derniers utilisent souvent des outils puissants mais coûteux. Avec l'acquisition d'Affinity en mars 2024, nous offrons désormais une suite comprenant des fonctionnalités avancées d'illustration, de retouche photo et de mise en page. Affinity est pensé pour s'intégrer de manière fluide dans l'écosystème Canva. Par exemple, un fichier créé dans Affinity peut être ensuite utilisé dans Canva par le reste de l'équipe. Ce type de passerelle entre les deux plateformes permet de fluidifier les workflows et, au passage, de soulager des équipes design souvent très sollicitées.

Avec l'acquisition de Magic Brief réalisée début juin, Canva semble vouloir aller plus loin dans le marketing à la performance. Comment cette technologie va-t-elle enrichir votre offre ?

Magic Brief est une start-up australienne spécialisée dans l'analyse des performances publicitaires. Sa technologie permet d'analyser les campagnes concurrentes et de générer des recommandations pour produire automatiquement des contenus et les déployer. L'outil peut produire du contenu multicanal tel que des e-mails, des publications sociales organiques ou sponsorisées, ou encore des support print, etc et analyser les performances sur chaque canal grâce à l'IA. Cette technologie sera intégrée au cours des prochains mois dans Canva pour aider les équipes marketing à créer des campagnes plus efficaces et performantes, de l'idéation à l'optimisation.

Mark Zuckerberg a récemment déclaré que Meta prévoyait d'automatiser l'ensemble du processus publicitaire, de la création jusqu'au ciblage et à l'optimisation. Est-ce une mauvaise nouvelle pour Canva, dont la plateforme est utilisée pour créer ce type de contenus ?

Aujourd'hui, les campagnes combinent différents canaux tels que l'e-mail, le print mais aussi des plateformes comme TikTok ou YouTube. Si vous ciblez uniquement Instagram, les outils internes à Meta pourraient suffire. Canva offre l'avantage de centraliser la production publicitaire pour ces différents canaux. À terme, il sera également possible de générer des vidéos publicitaires pour des plateformes comme TikTok.

Plus de 35 milliards de créations ont été réalisées sur Canva qui dénombre désormais plus de 240 millions d'utilisateurs mensuels dans le monde. Comment voyez-vous évoluer la plateforme dans cinq ans ? Une introduction en bourse est-elle prévue ?

Nous sommes en train de nous "auto-disrupter" et nous réinventer avec l'IA. Nous n'avons pas le choix. C'est un moment charnière et excitant qui nous force à repenser notre modèle et à revenir aux fondamentaux : pourquoi existons-nous, et comment continuer à réussir dans les dix prochaines années comme nous l'avons fait dans les dix précédentes ? Cela implique de prendre des paris audacieux.

Dans certains cas, cela pourrait conduire à sacrifier des revenus à court terme au profit de la croissance utilisateur ou d'une meilleure expérience produit. Tout cela est plus facile à faire lorsque vous êtes une entreprise privée. Nous sommes rentables depuis huit ans, disposons de plus d'un milliard de dollars en banque, et nous n'avons pas besoin de lever des fonds. Une IPO se concrétisera sans doute un jour, mais certainement pas cette année. Ce n'est pas le moment. Nous visons le moment le plus passionnant que j'aie jamais connu en tant que fondateur dans la technologie.

Cliff Obrecht est le cofondateur et directeur des opérations (COO) de Canva, une plateforme de design tout-en-un utilisée par plus de 240 millions de personnes dans le monde. Diplômé en arts et en éducation de l'Université d'Australie-Occidentale, il a cofondé Canva en 2013 après avoir lancé Fusion Books. Canva génère aujourd'hui plus de 3 milliards de dollars de chiffre d'affaires annualisé.