Cayetana Hurtado (Balderton) "Si une DNVB distribue trop tôt ses produits chez Monoprix, elle ne connaîtra pas ses clients"

Cette VC chez Balderton, spécialiste des DNVB, distille son expertise en la matière et décrit l'environnement dans lequel évoluent ces marques en plein essor.

JDN. Comment expliquez-vous le phénomène des DNVB ?

Cayetana Hurtado. L'essor des DNVB s'explique notamment par le fait que le marketing online ne coûtait pas très cher une décennie plus tôt et que les réseaux sociaux n'étaient pas saturés. Les DNVB sont nées à une période où la digitalisation a pris de l'ampleur, en même temps que la pénétration du e-commerce. Cette réalité s'est traduite par le fait qu'un grand nombre de personnes étaient prêtes à consommer, sans avoir de rapport direct avec certaines enseignes. La marque Bonobos s'est par exemple démarquée en vendant des jeans, un produit somme toute basique, en l'adaptant à toutes les morphologies. L'enjeu des DNVB est d'abord de se distinguer par l'offre qu'elles proposent. 

Cayetana Hurtado, VC chez Balderton. © Balderton

Quelles différences faites-vous entre les DNVB américaines et françaises ?

Plus que les différences qui sont minimes à mon sens, je pense que le marché dans lequel opèrent les DNVB compte énormément. Malgré des différences entre Etats, le marché américain reste relativement unifié avec une culture commune et des modes de consommation identiques car le e-commerce est ancré dans les mœurs. D'une certaine manière, conquérir le marché américain c'est gagner un marché énorme. Une DNVB française qui se développe sur le marché national et qui souhaite se lancer à l'international, envisage d'abord les pays européens qui l'entourent. Or, la conquête européenne pays par pays reste difficile car les cultures sont différentes, de même que les goûts et les habitudes de consommation. Une DNVB française qui se développe aux Etats-Unis avant ses concurrents prend une option non négligeable. C'est une idée à considérer selon le niveau d'ambition de l'entreprise.

Aux Etats-Unis, des DNVB comme Third Love ou Peloton privilégient le capital investissement pour développer leur activité à un rythme moins soutenu, plutôt que le capital risque. Qu'en pensez-vous ?

Là encore, il s'agit avant tout de l'ambition de l'entreprise et des projets à court et long terme. Si une marque souhaite être rentable rapidement, limiter son développement pour évoluer à une dimension locale et à taille humaine, je comprends tout à fait qu'elle ne fasse pas intervenir les fonds d'investissement. Mais il est très difficile de devenir leader de sa catégorie sans bénéficier de capital risque car cela garantit une croissance accélérée, mais aussi la prise des parts de marché, sans compter les investissements nécessaires en marketing et en effectifs.

L'une des particularités des DNVB réside dans leur croissance forte et rapide. Sur quoi ces jeunes marques doivent-être vigilantes ?

Je pense que les entrepreneurs doivent être vigilants au coût d'acquisition des consommateurs et être honnêtes en le calculant. Pour cela, il faut intégrer tous les coûts et les comparer à la customer lifetime value. Il ne faut pas tricher sur la gestion des stocks, l'inventaire et le besoin en fonds de roulement (BFR). Il faut aussi être en capacité d'anticiper le fait qu'avec la croissance, certains coûts deviennent semi-variables. Ce n'est jamais évident de préparer le business plan avec précision mais je pense qu'il faut essayer d'être le plus précis possible sur la manière dont la marge va évoluer en se basant sur des points tangibles.

"Pour lever en série A, je recommande d'accumuler six mois de données"

Vous êtes très sensible aux valeurs défendues par les DNVB. Comment les définiriez-vous ?

Je suis très stricte sur le concept et je sais que mon avis peut être contesté. Je différencie une marque d'une DNVB. La partie "verticale" a toujours été un peu floue car le fait d'intégrer toute la chaîne de production reste compliqué, surtout au début. La plupart des marques ne le font pas et ce n'est pas dramatique. En revanche, la DNVB doit pouvoir garder le contrôle sur toute la chaîne comme la supervision ou l'étape du design. La partie brand doit intégrer l'ADN de la marque. Enfin, leur originalité réside dans le fait d'agréger la technologie pour mieux connaître le consommateur. Plus tard dans la vie d'une marque, le off line peut être un canal de distribution supplémentaire, une fois que la data est maîtrisée. Mais si la DNVB envisage trop tôt le retail, à mon sens celle-ci perdra des informations au détriment de la dimension tech. Si une enseigne distribue ses produits chez Monoprix, elle ne connaîtra pas ses clients. Et elle ne gardera pas le contact avec le consommateur.

Quel est, selon vous, le meilleur moment dans la vie d'une DNVB pour une levée de fonds ?

La levée de fonds est souvent nécessaire avant de développer un produit ou une gamme pour augmenter la valeur vie client. Pour lever en série A, je recommande d'accumuler six mois de données. C'est un scénario idéal pour évaluer la communauté créée, la croissance et le taux de réachat.

A quels critères êtes-vous attentifs avant d'investir dans une DNVB ?

Chez Balderton, nous sommes attentifs à l'équipe et à sa sensibilité à la marque, mais également au soin apporté aux chiffres et à la rentabilité. Nous apprécions les entrepreneurs qui ont de l'expérience, même si ce n'est pas décisif. Nous sommes aussi attachés à l'innovation du produit, et à la manière dont le consommateur s'appropriera le produit. Nous étudions également les dynamiques de marché et la manière dont le projet porté s'inscrit dans le cycle économique. En termes de chiffres, la métrique la plus parlante selon moi est la rétention, autrement dit la capacité de l'entreprise à retenir les clients et à les fidéliser. Mais bien entendu ce critère ne suffit pas pour décider d'investir. La croissance est également un élément primordial car elle doit être forte au début, étant donné qu'elle sera amenée à se stabiliser par la suite.

Quelles DNVB illustrent selon vous le modèle le plus abouti ?

Il y en a plusieurs ! Harry's et Dollar Shave Club, toutes deux dans le secteur du bien-être masculin, incarnent les success stories américaines. Ces DNVB ont démocratisé la pratique du rasage aux Etats-Unis et modifié les modes de consommation. Glossier est également un très bon exemple en matière de fédération d'une communauté, en plus de rendre accessible des produits de beauté naturellement chers à des prix raisonnables. En France, je considère que Ning Li réalise un très beau travail avec Typology.