Crozier 2.0 : l'ère de la conversation maîtrisée

Le Web 2.0 est la meilleure nouvelle de la communication d'entreprise depuis l'après-guerre. Avec lui, toutes les marques vont devoir entrer dans l'ère de la conversation. Mais pas à n'importe quelle condition.


Quand il n'y avait que de la communication.

"C'est le commandant qui vous parle !" En ce temps-là, une fois par an, le commandant s'adressait à l'équipage de l'entreprise et donnait en quelques mots des indications sur la marche du navire : cap, vitesse, performance, écueils... Chacun écoutait religieusement, en silence...

Une fois par an, le commandant parlait aux propriétaires du bateau.  Compte-rendu des missions effectuées, succès rencontrés, échecs surmontés, et surtout commentaire sur les prévisions météo et l'état de la mer, pour l'année à venir : "dogger-secteur ouest, vent force 7 mer calme à peu agitée".

Très rarement, le commandant causait aux clients. Il avait des seconds pour ça ! Occupé dans sa cabine, ou scrutant l'horizon à la longue-vue, il ne fallait pas trop le déranger.

En ce temps-là, c'était autrefois, c'était la communication d'entreprise d'il y a à peine... dix ans ! En France, pays de tradition en matière de gouvernance, les présidents présidaient. Ils parlaient comme l'avaient toujours fait leurs pairs, en pachas de vaisseau amiral,  au-dessus, très au-dessus, pour ne jamais risquer d'être... dedans !

Autant dire que la communication managériale était à cette époque-là, toujours descendante, utilisant le procédé bien connu de "la cascade" des messages qui, comme son nom l'indique, tombaient toujours de haut !

Quelle frustration de lire Michel Crozier pendant cette période ! Il avait tout compris avant tout le monde. Il avait demandé à  tous "les émetteurs" du monde d'apprendre à se taire... pour mieux écouter les récepteurs. "L'écoute apportée au quotidien est une priorité absolue dans tout effort de mobilisation des ressources humaines ou de modernisation de l'entreprise. Il est indispensable d'écouter car il n'y a pas de stratégie et d'action raisonnable sans connaissance et pas de connaissance sans écoute" (lire : "L'entreprise à l'écoute-apprendre le management post-industriel", de Michel Crozier, éditions InterEditions).

Seulement nous n'avions pas les bons outils pour écouter.
Il y avait bien les bonnes vielles études quanti ou quali. Nous parvenions à connaître les perceptions, les ressentis des messages que l'entreprise émettait, mais avec un tel décalage de temps que nous ne pouvions plus rien en faire ! Oui, nous connaissions l'état de l'opinion... passée,  toujours passée. Et donc trop tard !


En dix ans, tout a changé.

La taille des navires.
Croissance externe, fusions, acquisitions, tous les secteurs de l'économie : Banque, télécommunications, Energie, Acier... se sont concentrés.
Le commandant doit désormais tout savoir de ce qui se passe sur son géant des mers, naviguant sur l'océan de l'économie mondialisée.

Le nombre de pavillons.
La mer clignote et scintille de toute part. Sur tous les marchés, naviguent côte à côte des flottilles ambitieuses des pays émergents et les armadas puissantes battant pavillon "pays développés".
Chacun signale sa position par une marque, un drapeau, une enseigne.
Le commandant doit désormais décoder les signaux, reconnaître les identités, fédérer des alliances et éviter les collisions.

La vitesse de pointe.
Tout s'est accéléré. La seule cadence admise est la "cadence d'éperonnage". L'équipage et les machines doivent tourner "à pleine puissance" en permanence, sans pauses. Le client et la qualité totale n'attendent pas.
Le commandant doit désormais décider du cap et de la route, mais vite ! Et savoir tout modifier à la moindre alerte, mais très vite !

Le routage.
Il n'y a plus qu'un seul océan : "L'océan monde". A tout instant, il faut tout savoir : des performances, de l'état du navire, de la santé de l'équipage, de l'âge et de la rémunération du capitaine.
Le commandant doit désormais tout comprendre du monde, de ses opportunités, de ses enjeux, de ses risques, pour mener son entreprise à bon port.

L'instabilité climatique.
Les tempêtes s'enchaînent les une aux autres : Crise boursière, accidents industriels, suicide de salariés, OPA hostile, scandale financier ou de moeurs, catastrophe naturelle... L'accalmie est  devenue l'exception.
Le ciré toujours à portée de main, le commandant doit désormais travailler sur lui même pour apprendre à absorber les "g" de stress, les nuits sans sommeil et la surexposition médiatique. Il doit aussi être préparé à sauter par-dessus bord et n'être plus rien, du jour au lendemain.


Bienvenue dans l'ère de la conversation de marques maîtrisée.

Le Web 2.0 vient à temps honorer la mémoire de Michel Crozier, disparu cette année. Il apporte enfin, à tous les managers du monde, le moyen de véritablement rentrer en conversation  avec tous les publics de l'entreprise.
Le Web 2.0 est la meilleure nouvelle de la communication d'entreprise depuis l'après-guerre !
Le manager dispose désormais d'un moyen pour entrer en conversation et d'échanger avec ses collaborateurs, ses clients, ces actionnaires, en temps réel et en image. Il peut écouter, dialoguer, comprendre, rire, s'émouvoir, 24h sur 24, avec tout le monde en général et en particulier.

Les bénéfices de la conversation.
Introduire la conversation dans la communication d'entreprise, ce n'est pas conduire une revanche hourdie contre le modèle capitaliste autiste. C'est bénéficier des progrès de la technologie pour ajouter une pierre aux dispositifs de communication existants.

Grâce à la conversation, l'entreprise se place dans une posture d'écoute. Elle entre en relation directe avec ses publics et peut enfin  marquer une attention réelle aux opinions et aux perceptions extérieures.

A l'heure d'une mondialisation qui doit tenir compte des identités des pays, des cultures, et des consommateurs, la conversation de marques maîtrisées donne à l'entreprise la juste posture, celle de l'humilité.

Les règles de la conversation maîtrisée.
Toutes les  marques vont devoir entrer dans l'ère de la conversation. Mais pas à n'importe quelle condition.
Le premier réflexe des managers est la peur. Après un bon siècle de communication descendante, il est normal que la conversation leur apparaisse comme une mode et un risque.

La "bouteille à l'encre" et la "boîte de Pandore" sont les premiers mots entendus lorsque l'on évoque, devant les managers, l'idée d'entrer en conversation avec leurs publics...

Ces mots riment à leurs oreilles avec incertitudes et aléas...
Alors qu'ils savent parfaitement que leur salut et leur pérennité dans l'économie mondialisée ne tiennent qu'à leur science de la maîtrise :   Maîtrise des risques, maîtrise des syndicats, maîtrise du marché, maîtrise des coûts, maîtrise de lui-même, maîtrise de leur communication.

Alors la conversation est-elle un danger à éviter ou une opportunité à saisir ? La conversation, comment ça marche ? Comment la déclencher ? Sur quels thèmes ?  Comment l'animer ? Comment l'arrêter ? Bref, comment... la maîtriser ?

Les ennemis de la conversation.
Les ennemis de la conversation sont nombreux. Ils vont du "tout conversation" : idée qui consiste à croire que toute la communication de l'entreprise devrait passer sous le mode conversant sous prétexte que la technologie le permet, à la manipulation : idée qui  consiste à se servir de la conversation pour atteindre des objectifs plus ou moins avouables sans imaginer une seconde tenir compte des propos échangés, en passant par l'attentisme, qui consiste à penser que l'on a bien le temps pour entrer en conversation et qu'il faut attendre que tous les publics de l'entreprise soient connectés et notamment le personnel d'exécution...

La conversation étant toujours perçue comme un risque et ayant des ennemis naturels, il nous est apparu important d'essayer de définir et d'expérimenter des règles nous permettant d'en maîtriser les contours.


Les 4 règles de la conversation de marques maîtrisées.

Les conversations privées et "informelles" sont riches d'enseignements pour l'entreprise.
Elles ont généralement un lieu : un jardin, une chambre, un salon, une terrasse...
Elles se déroulent pendant un temps donné : le déjeuner, le café, une promenade ...
Elles portent sur  des "sujets" qui souvent s'enchaînent naturellement les uns aux autres.

Il y a toujours un  "maître de la conversation". Il a provoqué la conversation et souvent l'anime. Il  peut être petit, grand, parent, grand parent, oncle, tante... C'est lui qui porte la responsabilité de la conversation et de son bon déroulement...

Bien sûr, tout n'est pas transposable dans l'entreprise, mais à partir de l'analyse de l'art de la conversation, on peut dégager quatre grandes règles de la conversation de marques maîtrisées :

• Editorialiser.
L'entreprise doit éviter la  conversation à "bâtons rompus". C'est le management qui joue le rôle du maître de la conversation. Les Directions de la communication sont désormais des éditeurs de contenus et de "collections", il leur revient d'éditorialiser les espaces de conversation et de lancer les thèmes.  

• Informer.
Comment être partie prenante d'une conversation dont on ne connaîtrait pas le sujet ?  Il ne peut pas y avoir de conversation sans information préalable de tous les participants. La conversation pour exister a besoin d'une information préalable riche et exhaustive.

• Limiter.
La conversation de marques maîtrisées doit avoir un début et une fin. Le temps laissé pour converser sur un sujet doit s'inscrire dans les rythmes des rencontres de l'entreprise : réunions de résultats (road show et assemblées générales, réunions périodiques de management, réunions internes, réunions d'actionnaires...).

• Modérer.
Il est important que l'entreprise confie l'animation de la conversation à un modérateur professionnel. La conversation sur le Web obéit à des codes qu'il faut connaître et maîtriser.

La mise en oeuvre de ces quatre règles permet, sans risque, aux entreprises de tirer bénéfice du registre de la conversation et d'enrichir ainsi  de façon spectaculaire la palette de leur stratégie de communication.

Il  y a une très forte attente de la part des publics de l'entreprise et des institutions. Un salarié, un actionnaire, un client, prend l'habitude dans sa sphère privée, de se faire une opinion et de donner son point de vue grâce à la nouvelle génération du Web,  en dialoguant avec le monde entier. Ce salarié, cet actionnaire, ce client aura de plus en plus de mal à comprendre que le management de son entreprise ne s'adresse encore  à lui que sous la forme d'une harangue de tribune, d'un dialogue préfabriqué ou d'un texte aseptisé sur papier glacé.


Denis Gancel     Co-fondateur et Président de W&CIE