La "sunrise" : une cerise sur le gâteau des noms de domaine

Trente mille grandes entreprises, de Google à Sony en passant par Vuitton ou Fedex, ont demandé l’enregistrement de leur nom de domaine sous la nouvelle extension ".tel", en profitant de la période préférentielle de soumission dite "sunrise". De quoi s'agit-il ?

Ces "périodes sunrise", soit littéralement "période levé de soleil", ont deux utilités : éviter les attaques de cybersquatting et enrichir les registres des extensions.

Car les dépôts en période préférentielle coûtent cher : 275 dollars par exemple pour obtenir son nom pendant la période sunrise du ".tel" (il s'agit du prix "registre", c'est à dire le tarif payé par les bureaux d'enregistrement, qui peuvent revendre au prix qu'ils souhaitent, en fonction des services qu'ils proposent).

Ainsi, avec 30 000 dépôts déclarés, ce sont plus de 8 millions de dollars qui sont tombés dans les caisses du Telnic, l'organisme qui gère le domaine ".tel". Même si tout ce qui brille n'est pas or, on comprend pourquoi la période s'appelle "Levé de soleil".

Dilemme cornélien

Avec la création régulière et inévitable de nouvelles extensions, les périodes sunrise sont devenus la cerise sur le gâteau des noms de domaine et un casse-tête pour les gestionnaires, clients finaux comme bureaux d'enregistrement. Chaque année depuis dix ans, une nouvelle extension s'ouvre à l'enthousiasme du public, ou un domaine déjà existant "libéralise" une partie de ses noms.

Les plus récentes ont été les plus lucratives même si la corne d'abondance semble se tarir un peu. En 2005, 346 218 marques avaient demandé à "bénéficier" de la période prioritaire des noms de domaine en ".eu". En 2006, le ".mobi" a mobilisé 16 000 détenteurs de marques. En 2007, la création de l'extension ".asia" a suscité 30 780 dépôts aux pays du soleil levant.

Étant donné l'incidence budgétaire non négligeable, le dépôt pendant cette période est un véritable dilemme cornélien pour le gestionnaire de marque.  Faut-il faire l'impasse sur la période de protection, au risque de devoir dépenser le budget ainsi économisé en frais de justice pour récupérer son nom de domaine ? D'autant que la propriété intellectuelle est ainsi faite, que plusieurs ayants droits peuvent avoir des prétentions tout aussi légitimes.

On connaît le cas célèbre de la crème dessert Mont Blanc qui a autant droit à son nom de domaine que le stylo ou le massif montagneux éponyme. Or les noms de domaine, contrairement aux marques, ne permettent pas la cohabitation sur des "classes" différentes. Il n'y aura qu'un seul montblanc.tel, comme il n'y a qu'un seul montblanc.com. Le premier arrivé sera le seul servi. Difficile dans ces conditions de faire l'impasse.

A vrai dire, les gestionnaires de marques sont depuis longtemps habitués à cet exercice consistant à protéger leurs intérêts. Cela fait même partie du jeu. Et lorsque l'on estime qu'un vocable désignant votre produit est suffisamment important pour empêcher quelqu'un d'autre de s'en servir, il n'est pas totalement anormal de dépenser un peu d'argent pour se protéger.

Le tonneau des noms de domaine

L'agacement vient plutôt de la démultiplication des extensions et de l'impression qu'un domaine chasse l'autre. Une sorte de tonneau des noms de domaine. "Qu'avez-vous encore inventé ?" est la phrase préférée du gestionnaire de marque s'adressant à son Conseil en nom de domaine. "Inventé ? Nous ? Rien !".

Mais l'Icann, oui. Le régulateur de l'Internet a annoncé en juin 2008, lors de sa réunion parisienne, l'ouverture du système de nommage de premier niveau à tous. En 2010, cela pourrait vouloir dire l'arrivée de 500 nouveaux domaines. Ou plus. Ce n'est plus le tonneau des noms de domaine, mais celui des Danaïdes. Aucun budget de propriété intellectuelle ne pourra résister à l'ouverture de cinq cents sunrise. Même si le soleil se lève chaque matin, il faut lui laisser la possibilité de se coucher chaque soir.

C'est pour cela que, lors de la dernière réunion Icann en date, à Mexico, des discussions pour l'instant informelles ont eu lieu, à l'initiative des lobbies de la propriété industrielle, à l'intérieur même des instances de l'Icann : dans le Conseil du GNSO, puis entre le GAC et le GNSO (voir ma précédente tribune pour l'explication de ces acronymes : Un financement de l'Internet plus équilibré, du 05/03/09).

Deux idées, encore loin d'être abouties, circulent. Il s'agirait d'abord de demander aux registrars de gérer une base de données informelle des marques et d'autres termes à protéger. Les termes dans cette liste seraient bloqués à l'enregistrement, le temps de vérifier l'éligibilité du demandeur. Cette solution pose néanmoins un certains nombres de problèmes : qui finance ? Qui vérifie que les termes sont valides ? Qui donne autorité aux registrars ? Faut-il empêcher les dépôts ressemblants ou seulement les dépôts identiques ? Etc.

La seconde idée serait de créer une sorte de sunrise universelle pour toutes les extensions, offrant la possibilité à un ayant droit de se déclarer une fois pour toutes. Séduisante, mais difficile à réaliser... Et puis, doit on permettre à un seul ayant droit de bloquer tous les autres ? Au nom de quoi le massif du Mont-Blanc aurait-il priorité sur les stylos ? Le risque est important de voir le plus fort l'emporter sur les plus faibles. Car il en est des noms de domaine comme des montagnes, c'est souvent le plus massif qui l'emporte.