Google Suggest : le début d’une nouvelle saga judiciaire Google ?

Deux ordonnances en date des 7 mai et 10 juillet 2009 suscitent l’intérêt car elles viennent de se prononcer sur la légalité de la fonctionnalité d’aide à la recherche dénommée Google Suggest. Si les solutions divergent, les décisions ne sont pas pour autant contradictoires, en raison des fondements juridiques distincts invoqués par les demandeurs.

Depuis l'été 2008, Google propose à ses utilisateurs une fonctionnalité d'aide à la recherche dénommée Google Suggest, qui consiste à suggérer automatiquement dix termes ou expressions liés à une recherche. Les suggestions émises par Google Suggest résultent d'un algorithme basé sur les résultats des recherches identiques qui ont déjà été réalisées par des internautes. L'ordre des suggestions est déterminé par la quantité d'internautes ayant effectué chacune des recherches, la plus fréquente apparaissant en tête de liste.

Les objectifs de Google Suggest sont multiples : aider l'internaute à formuler ses requêtes de recherche, réduire les erreurs de frappe et permettre aux internautes de gagner du temps en évitant de taper tout le texte de leur recherche. Disponible dans plus de 150 pays et 50 langues, Google Suggest est désormais configuré par défaut sur le moteur de recherche, étant cependant précisé que l'internaute peut désactiver cette fonction.   

 

L'histoire de Google Suggest semble prendre une tournure semblable à celle des liens sponsorisés AdWords. Ainsi, si ces derniers ont été dans un premier temps remarqués du fait de leur développement exponentiel, c'est ensuite le contentieux les entourant qui a attiré l'attention. De la même façon, le succès de Google Suggest semble aujourd'hui devoir céder sa place à la question de la légalité de cette fonctionnalité de référencement. En effet, certaines entreprises ont engagé des actions contre Google devant les juridictions françaises pour s'opposer à ce que l'utilisation de Google Suggest entraîne l'association de leur nom avec des termes désobligeants.

 

Deux premières décisions ont été rendues le 7 mai 2009 par le juge des référés près le Tribunal de commerce de Paris et le 10 juillet 2009 par le juge des référés près le Tribunal de Grande Instance de Paris. Ces deux ordonnances ont abouti à des solutions diamétralement opposées, la première ayant accueilli l'action de l'entreprise contestant les résultats de Google Suggest, la seconde l'ayant rejeté. Or, dans les deux cas, les entreprises contestaient le fait que Google Suggest suggérait le terme « arnaque » lorsqu'une recherche sur leur nom était effectuée par un internaute.

 

Des solutions différentes en fonction du fondement juridique invoqué

Dans la première affaire, la société Direct Énergie a constaté que, lorsqu'un internaute effectuait une recherche sur son nom, Google Suggest suggérait en premier lieu l'expression "direct énergie arnaque". Dans ces circonstances, Direct Énergie a engagé une procédure de référé devant le Tribunal de commerce de Paris afin de faire condamner Google à supprimer le terme "arnaque" des suggestions Google Suggest lors de la saisie du nom "Direct Energie". Par une ordonnance en date du 7 mai 2009, le juge des référés près le Tribunal de commerce de Paris a accueilli favorablement cette action, fondée sur la responsabilité pour faute de Google.

  

Dans la seconde affaire, le Centre National Privé de Formation à Distance (CNFDI) a également constaté qu'en effectuant une recherche sur le sigle «"CNFDI", Google Suggest suggérait en premier lieu l'expression "CNFDI arnaque". Le CNFDI a donc saisi le juge des référés afin de faire cesser cette suggestion au motif qu'elle présente un caractère injurieux au sens de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Par une ordonnance du 10 juillet 2009, le juge des référés près le Tribunal de Grande Instance de Paris a rejeté cette action.

 

La responsabilité civile pour faute

Dans le cadre de l'affaire portée devant le juge des référés près le Tribunal de commerce de Paris, Direct Energie a fondé ses demandes sur la responsabilité civile pour faute de Google. Un tel choix s'est révélé gagnant en première instance.

 

En défense, Google a soulevé que Google Suggest est une "fonction statistique, automatique et objective du moteur de recherche Google" de telle sorte que sa responsabilité ne pouvait être engagée. Cet argument est similaire à celui que Google a pu soulever, à de nombreuses reprises mais sans succès, devant les juridictions françaises dans le cadre des contentieux relatifs aux liens sponsorisés AdWords [1].

Par ailleurs, Google a tenté de faire état de la liberté d'expression et du droit à l'information : les suggestions de Google Suggest ne seraient pas illicites mais seraient au contraire "manifestement légitimes et utiles à l'ensemble de la communauté des internautes, car elles ne sont que le reflet objectif des recherches qui sont statistiquement les plus fréquemment effectuées par les internautes". Le juge des référés parisien a rejeté tous les arguments soulevés par Google.

 

En effet, après avoir constaté que l'expression "direct énergie arnaque" est la première suggestion proposée par Google Suggest, le juge relève que cette «"présentation fait peser sur Direct Énergie une suspicion de comportement au minimum commercialement douteux".

Le juge note également que cette présentation est d'autant moins admissible que le terme "arnaque" n'était ni le premier en nombre de recherches indiqué sur le même écran (quelques dizaines de milliers contre plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions pour les termes suivants), ni même le premier par ordre alphabétique. Dans ces conditions, "Google participe, fut-ce involontairement, à une campagne de dénigrement de Direct Energie à qui elle donne un écho particulièrement important vu le nombre considérable d'internaute utilisant ses services, ce qui entraîne un trouble manifestement illicite ".

Le juge des référés semble avoir été sensible à la défense de Google au titre du droit à l'information. Ce faisant, le juge motive le rejet de cet argument en énonçant que "sans attendre les suites qui seraient donnés dans une instance au fond sur le caractère véridique des propos tenus dans les sites auxquels renvoie Google Suggest, la mesure sollicitée peut être ordonné dans la mesure où ne présentant pas de caractère général, elle ne porte pas une atteinte disproportionnée et injustifiée à la liberté d'expression".

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

Dans le cadre de la procédure ayant donné lieu à l'ordonnance du 10 juillet 2009, le CNFDI a fondé sa demande de suppression de la suggestion du terme "arnaque" sur l'injure, infraction de presse régie notamment par les articles 29 et 33 de la loi du 29 juillet 1881.

 

En défense, à l'instar de l'affaire l'opposant à Direct Energie, Google a soulevé son absence de responsabilité en raison du caractère automatisé de la fonctionnalité Google Suggest, et partant, de l'absence d'intervention de Google dans la détermination des suggestions.

Cet argument est ici encore rejeté par le juge, qui constate expressément la latitude de Google dans la gestion de Google Suggest : "il résulte, en effet, des pièces qu'ils [Google et son directeur de publication] produisent aux débats que ladite expression ["arnaque"], comme toutes les suggestions faites par l'outil litigieux, provient d'une base de données qu'ils gèrent et dont ils ont volontairement choisi d'exclure certains mots, notamment à caractère pornographique ou incitant à la haine ou à la violence. Ils peuvent d'autant moins prétendre qu'ils ne devraient pas répondre du contenu de la dite base qu'ils invitent les internautes à signaler les « requêtes qui ne devraient pas être suggérées".   

 

Ensuite, Google a mis en avant le fait que les conditions de l'injure n'étaient pas remplies, en l'absence d'intention coupable. En effet, le délit d'injure est un délit intentionnel de telle sorte qu'il est nécessaire de prouver l'intention coupable.

 

Après avoir rappelé que la définition de l'injure ("toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui renferme l'imputation d'aucun fait"), le juge constate que le terme "arnaque" est susceptible d'avoir une connotation outrageante en ce qu'il renvoie à l'escroquerie, au vol, à la tromperie et à la tricherie.

 

Cependant, si le juge des référés refuse de considérer que le caractère automatisé de Google Suggest écarte nécessairement toute intention coupable, en revanche, le juge retient que Google est parvenu à établir que les suggestions de recherche offertes par Google Suggest à partir du nom du CNFDI "correspondent à des résultats réels, à savoir des pages accessibles sur le réseau où le sigle CNFDI est rapproché du mot arnaque. Or il doit être rappelé que les moteurs de recherche sur internet sont des outils indispensables pour rendre effective la libre diffusion de la pensée et de l'information sur ce réseau mondial et décentralisé, dont la contribution à la valeur constitutionnellement et conventionnellement reconnue garantie de la liberté d'expression est devenue majeur".

 

Le juge des référés poursuit en indiquant qu'il ne saurait être certes exclu que le classement des suggestions offertes par Google Suggest présente un caractère fautif, par exemple si ce classement se fonde sur d'autres critères que des données objectives liées au nombre de résultats voire s'il était établi que ce classement manifeste une intention de nuire. La seule suggestion du nom CNFDI  avec un terme injurieux ne constitue pas per se une injure dès lors que cette suggestion procède de résultats pertinents.

D'ailleurs, le juge note que le CNFID ne conteste que la suggestion offerte par Google Suggest et non les propos y relatifs. Ce faisant, le magistrat invite clairement les entreprises à contester les contenus qui associent leur nom à des termes désobligeants. Et le juge de conclure que "juger autrement, en cet état de référé, constituerait une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées qui excéderait, dans une société démocratique, les nécessités de la protection des droits d'autrui".

 

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Les ordonnances des 7 mai et 10 juillet 2009 suscitent l'intérêt en ce qu'elles sont les premières décisions rendues en France s'agissant de Google Suggest. Si les solutions divergent, les décisions ne sont pas pour autant contradictoires, en raison des fondements juridiques distincts invoqués par les demandeurs.

 

Cependant, l'ordonnance du 7 mai 2009 rendue par le juge des référés près le Tribunal de commerce de Paris suscite une difficulté au regard de la question de l'articulation entre l'article 1382 du Code civil et les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En effet, depuis les deux arrêts du 12 juillet 2000[2] rendus par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, "les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être poursuivis et réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil". Si l'utilisation du terme "arnaque" présente un caractère injurieux, il n'est donc théoriquement pas possible d'engager la responsabilité civile de Google au titre de l'article 1382 du Code civil.

 

En tout état de cause, on notera que dans l'affaire CNFID ayant donné lieu à l'ordonnance du 10 juillet 2009, le juge des référés a adopté une attitude beaucoup plus protectrice de la liberté d'expression et du droit à l'information que dans l'affaire ayant opposé Direct Energie à Google. Ceci est peut-être un effet ricochet de la décision du Conseil constitutionnel n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 relative à la loi HADOPI qui a notamment mise en exergue l'importance de la liberté d'expression, notamment sur internet.

 

Enfin, nous attendrons avec intérêt les décisions qui seront rendues à l'avenir par les tribunaux français sur Google Suggest. A une époque où le référencement sur internet est primordial en matière de visibilité, il est en effet très probable que ces décisions soient les premières d'une longue série de contentieux opposant Google à des entreprises mécontentes des résultats du référencement de Google Suggest

 



 

[1] Google a en effet soulevé à plusieurs reprises que l'outil générateur de mots-clés utilisés dans le cadre des liens AdWords fonctionnerait sur une base exclusivement statistique de telle sorte que les résultats issus de cet outil ne sont pas nécessairement pertinents et ne doivent pas être pris pour des conseils ou des recommandations. Cet argument a été rejeté par les tribunaux français. A titre d'exemple, on citera les magistrats de la Cour d'Appel de Paris qui, dans un arrêt du 1er février 2008, ont jugé très clairement qu'"il est indifférent de soutenir que ce service de suggestion de mots-clés fonctionnerait de façon purement statistique et à la seule demande des annonceurs, dès lors que c'est Google qui l'a mis en oeuvre, qui en contrôle le fonctionnement et qui en propose l'usage aux annonceurs.". (Cour d'appel de Paris, 1er février 2008, RG n°06/13884).


[2]
Assemblée Plénière, Cour de cassation,  12 juillet 2000, 2 arrêts, n° 98-10.160, Consorts X. c/ Société Y. et autres et n° 98-11.155, Epoux X. c/ M. Y. et autres.