Prism ébranle la gestion américaine du Net
Loin de s'estomper, les conséquences du programme de cyber-surveillance révélé par Edward Snowden en juillet dernier se font de plus en plus fortes. Au point de sentir le contrôle historique des US sur l'Internet vaciller.
La semaine dernière, les
dirigeants d'organismes clefs de la gouvernance et de la gestion technique de
l'Internet se sont réunis à Montevideo, en Uruguay. A l'issue de cette réunion,
ils ont cosigné une déclaration sous forme d'appel à une gestion mondiale, et
globalisée, de l'Internet.
Les noms des organismes
représentés en Uruguay – African Network Information Center (Afrinic), American
Registry for Internet Numbers (ARIN), Asia-Pacific Network Information Center
(APNIC), Internet Architecture Board (IAB), Internet Corporation for Assigned
Names and Numbers (ICANN), Internet Engineering Task Force (IETF), Internet
Society (ISOC), Latin America and Caribbean Internet Addresses Registry
(LACNIC), Réseaux IP Européens Network Coordination Center (RIPE NCC), World
Wide Web Consortium (W3C) - ne vous disent sans doute rien. Pourtant, ils assurent
la gouvernance des protocoles et des systèmes techniques clefs de l'Internet.
En Amérique, l'appel de ces organisations a été vécue comme une véritable déclaration de guerre à
l'actuelle gestion de l'Internet. Une gestion technique aujourd'hui internationale… jusqu'à
un certain point. L'Amérique gardant notamment le contrôle sur la racine de
l'Internet, par le biais de l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority), qui
active (ou désactive) les extensions du Web, en recueille les protocoles
techniques et en alloue les adresses (IP).
La gouvernance de
l'ensemble de ces tâches, appelées "fonctions IANA", est actuellement
attribuée par contrat avec le gouvernement américain à l'ICANN. Pourtant, le
PDG de cet organisme était bien présent en Uruguay et a bien apposé sa
signature en bas de ce que certains appellent déjà "la déclaration de
Montevideo".
Une vraie gouvernance mondiale
Que dit-elle ?- Notamment que la gestion de l'Internet doit se faire de façon mondiale en évitant la fragmentation du réseau par des actions unilatérales au niveau local.
- Que ses signataires sont très inquiets de la perte de confiance que représente les récentes révélations sur des programmes de cyber-surveillance.
- Que la gouvernance de l'Internet doit évoluer vers un vrai mécanisme multi-acteurs mondial.
- Que les fonctions assurées par l'ICANN et l'IANA doivent être mondialisées au plus vite en donnant la possibilité à tous les acteurs, y compris tous les gouvernements, d'y participer d'égal à égal.
Certaines de ces
déclarations visent, sans équivoque possible, l'affaire Prism.
C'est le fait
nouveau permettant à ceux qui militent depuis longtemps pour la fin du contrôle
unilatéral de l'Internet par les américains d'accentuer leurs actions.
Des actions qui semblent
aujourd'hui plus significatives que jamais. Ainsi jamais n'a-t-on vu un PDG de
l'ICANN entamer ce qui ressemble fortement à une vraie charge contre ce
gouvernement américain qui reste, en théorie, son patron.
Dès la fin de la
réunion de Montevideo, Fadi Chehadé, nommé PDG de l'ICANN en 2012, était au
Brésil pour y rencontrer la présidente Dilma Rousseff. Un signal fort, le
Brésil faisant partie des pays qui critiques le plus fortement le refus
américain de "lâcher" l'Internet aux gouvernements du monde entier.
Pourparlers à Bali
C'est dans ce contexte
politiquement tendu que vont se retrouver, dès la semaine prochaine à Bali en
Indonésie, les différents acteurs de la gouvernance de l'Internet. Y aura lieu
l'édition 2013 du Forum sur la Gouvernance de l'Internet. Cet IGF est issu d'un
processus initié par les Nation Unis à l'origine pour contester la gouvernance
unilatérale exercée par les américains sur l'Internet.
L'IGF réuni membres de la
société civile, du secteur privé, représentants des Etats, chercheurs et
techniciens. Il s'agit d'un forum de discussion ouvert à tous : je participe
par exemple à deux ateliers, l'un sur le programme des nouvelles extensions
Internet, l'autre sur le modèle de gouvernance multi-acteurs représenté par le
GNSO, dont j'ai assuré la présidence jusqu'en 2012.
Néanmoins, si la pression
s'y accentue encore d'avantage pour que l'Amérique se laisse remplacer aux
manettes techniques de l'Internet, l'issue de cet IGF pourrait bien être plus
politique que jamais. On le sait, pour la classe politique américaine, le
contrôle de l'Internet est un enjeu de sécurité nationale. Pour le défendre,
avant l'affaire Snowden ces politiques pouvaient mettre en avant la neutralité
et la maîtrise technique de leur pays. Aujourd'hui, c'est bien plus difficile.
Pour autant, le vide
forcé fait peur. Même à ceux qui appellent de leurs vœux une gouvernance
vraiment multilatérale. Car à la place des Américains, qui ont tout de même
permis la construction de modèles multi-acteurs comme celui de l'ICANN et
favorisé l'éclosion technologique du Net, un autre modèle (certains voient déjà
le spectre d'une gouvernance unilatéralement étatique assurée par les Nations
Unies) pourrait se révéler être un remède bien pire que le mal.