Legaltech : l'égalité face à la data doit être garantie

La concurrence dans la legaltech doit se faire sur la capacité à rendre la donnée intelligible. Un point de vue partagé par les éditeurs juridiques Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextens et Wolters Kluwer.

Les levées de fonds de ces derniers mois et même de ces dernières semaines l’ont bien montré :  il existe aujourd’hui en France une réelle dynamique dans le secteur des legaltech, ces sociétés innovantes du secteur juridique, qui participent de la souveraineté et de l’indépendance d’un Etat de droit.

On l’oublie souvent mais le droit bénéficie lui aussi des atouts de la transformation en cours dans toute la société : expérience utilisateur, révolution digitale, open data, responsabilité et RSE…

Cet essor des legaltech profite à tous les types d’entreprises : start-up, PME, ETI ou groupes juridiques classiques, français notamment. Car ce secteur technologique affiche une particularité plutôt rare : les géants du numérique  n’y occupent pas une position dominante en France. Les grands acteurs affichent des profils plutôt variés, de tradition française ou européenne. Notre pays aurait tout intérêt à maintenir ce type de paysage. En évitant d’être naïf car il n’est pas exclu que certaines legaltech tricolores rêvent de se vendre à un géant californien ou en soient réduites à le faire.

Comment éviter une telle évolution tout en garantissant la libre et saine concurrence dans ce secteur stratégique ? En faisant en sorte que les règles d’équité, de transparence, de loyauté et de respect des usages et des réglementations permettent à chacun, notamment les plus petits, de tenter sa chance en développant ses propres solutions. Cette obligation concerne d’abord l’une des matières premières des legaltech : les décisions judiciaires, que les spécialistes du digital appelleraient les data. Il existe en la matière en France une certaine opacité : où les trouver ? Qui les détient ? Qui a le droit de les transmettre et à qui ? La réponse à ces questions est très vaste : les greffes de tout type de tribunal, la Chancellerie, le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, le portail regroupant les décisions préparatoires Portalis, le réseau privé des avocats (RPVA)… Une liste à la Prévert qui inclut des recueils physiques, nécessitant de scanner les documents, ou des systèmes informatisés dont les contenus sont plus faciles à réutiliser mais aussi à… pirater. Et là plus qu’ailleurs, la cybersécurité est un impératif, pas forcément bien pris en compte.

Pour que le secteur de la legaltech poursuive sa croissance, il est essentiel que toute cette data judiciaire soit accessible à tous les acteurs pour in fine bénéficier aux utilisateurs. Car ce n’est pas là que la différence doit se faire entre un acteur et un autre. Sinon, la prime ira au plus gros, au plus agressif ou au plus "introduit". Le temps du chacun pour soi pour recueillir les millions de décisions prises chaque année par tous les tribunaux de France doit être révolu. Tout comme doit l’être toute recherche ou attribution d’exclusivité en la matière. Comment comprendre qu’une instance publique puisse réserver les décisions qu’elle abrite à un seul acteur ? Impensable. La décision judiciaire n’est pas une marchandise comme une autre. Elle ne peut pas se vendre comme une autre. C’est une donnée publique. Elle est rendue au nom du peuple Français, et doit donc être disponible pour l’ensemble de la communauté.

Il est donc temps que les pouvoirs publics s’assurent que cette égalité face à la data soit garantie. Et que soient éventuellement sanctionnés ceux qui auraient outrepassé les règles pour tenter de se procurer une partie de ces données de façon illicite ou un peu trop "disruptive".

Pourquoi insister sur ce point ? Parce que c’est la condition sine qua non pour que tous les acteurs de la legaltech puissent se battre à armes égales en se concentrant sur ce qui fera leur réelle valeur ajoutée : leur capacité à traiter toute cette donnée et à en tirer les informations utiles à leurs clients, leur savoir-faire pour la rendre intelligible, pour lui donner du sens. La clé, c’est la capacité de transformer ce big data en smart data, en données intelligentes, via la technologie, (algorithme, traitement automatique du langage, machine learning, IA) mais aussi via l’expertise humaine de ces sujets et de cette matière.

Aujourd’hui, une concurrence saine et loyale fait rage – et c’est une bonne chose - entre les différents protagonistes du marché, à coups de millions d’euros d’investissements annuels, chacun cherchant la bonne alchimie entre expertise humaine et solutions technologiques, sans que n’ait encore émergé l’équivalent de ce qui a fait le succès de Google, son fameux algorithme PageRank. Et dans cette bataille, plusieurs entreprises françaises occupent des positions prometteuses. Cet écosystème vivant, prolifique doit permettre à notre pays de ne pas se faire "ubériser". D’autant qu’en matière de décisions judiciaires, la France n’est pas un pays de common law fondé avant tout sur le précédent jurisprudentiel. En pays de culture juridique latine, comme la France, c’est le droit romano-civiliste, qui irrigue notre culture, qui compose notre ADN ; les décisions de justice ont une place bien spécifique dans notre organisation juridique et doivent être traitées de manière pertinente.

Une tribune co-écrite par les éditeurs juridiques Dalloz, Lexbase, LexisNexis, Lextenso, Wolters Kluwer.