Quand la Chine ébranle l'Internet

Fin décembre, le masque est tombé : après des années d'extrême libéralisme, la Chine opère une brusque volte-face en excluant les étrangers de son extension Internet. Le vrai obstacle à un Internet 100% libre serait-il certains gouvernements ?

Ça c'est fait comme ça, sans prévenir, le 11 décembre dernier, lorsque le CNNIC gestionnaire de l'extension nationale chinoise, le .CN,  a annoncé des nouvelles règles sans crier gare.
 
Là où l'extension était ouverte à tous, elle devient interdite aux particuliers. Là où elle fonctionnait sans formalités à l'enregistrement d'un nom de domaine, elle est soumise à des contrôles stricts. A présent, pour enregistrer un .cn, le demandeur (obligatoirement une personne morale même si, le 18/01, le CNNIC a dit qu'il pourrait revenir sur l'exclusion des particuliers...) doit remplir un formulaire avec tampon de la société et documents permettant de l'identifier. Si le CNNIC ne reçoit pas ces éléments sous 5 jours à compter de la demande d'enregistrement, cette dernière est tout simplement annulée. Et tout ça pour une entrée en vigueur 3 jours après, soit le 14 décembre !
 
Imaginez l'administration française annoncer que, dorénavant, les particuliers ne pourront plus immatriculer de voiture dès la semaine prochaine : vous aurez une idée du tsunami qui a frappé le secteur du nommage sur Internet en fin d'année 2009.
 
Virage à 180 degrés  
L'annonce a pris tout le monde de court. D'autant que c'est le revirement complet d'une politique mise en place depuis le 17 mars 2003. A cette date, la Chine ouvrait le .cn à tous. Travaillant de concert avec une société américaine, le CNNIC a construit un système d'accréditation et de gestion des registrars (bureaux d'enregistrement) étrangers. Des sociétés comme Indom qui ont ainsi pu s'interfacer avec les systèmes informatiques chinois afin d'être autorisés à commercialiser des .cn. Auparavant, enregistrer un nom de domaine en Chine était réservé aux chinois et se faisait uniquement sous un sous-domaine comme le .com.cn...
 
Fin février 2003, la Chine totalise 187 813 noms de domaine enregistrés sur les quelques sous-domaines proposés (.com.cn donc, mais également des .net.cn ou .gov.cn par exemple). Un an plus tard, ce chiffre a doublé. S'ensuit une course folle au volume. Les autorités chinoises offrent quasiment les noms de domaine à leurs compatriotes. Cette offre ne sera d'ailleurs pas répercutée vers les étrangers. Car depuis le début, le système chinois a été conçu pour donner aux autorités un maximum de contrôle. Il est scindé entre un réseau interne (les registrars exclusivement chinois) et les registrars étrangers.
 
En 3 ans, le nombre de noms de domaine chinois a dépassé le million. C'est loin d'être fini. En 2008, la Chine compte plus de 10 millions de noms ! Le record absolu pour l'extension d'un pays, celui de l'Allemagne avec ses 12 millions de noms (à l'époque), est en danger. Il est battu en février 2009, la Chine dépassant légèrement les 14 millions de noms. Depuis le soufflé est un peu retombé, mais il y a quand même 13,6 millions de noms en .cn.
 
Étrangers exclus  
Pourquoi avoir bloqué les freins alors que la locomotive .cn était lancée à plein régime ? Version officielle : pour assainir la zone .cn en luttant contre les abus comme la pornographie.
 
Mais est-ce la vraie raison ? Au fil des jours, les doutes apparaissent. A partir du 6 janvier 2010, la Chine annonce que les registrars étrangers sont tout simplement exclus du système d'enregistrement .cn... Ils peuvent continuer à gérer les noms déjà enregistrés, mais pas en déposer de nouveaux. Là encore, il y a une version officielle en guise d'explication : les retards de traitement provoqués au sein du CNNIC par les nouvelles règles s'accumuleraient. Il n'y aurait pas d'autre solution que d'instaurer ce blocage, présenté comme temporaire.
 
Dans leurs contacts réguliers avec le CNNIC, les équipes d'Indom tentent d'en savoir plus... et n'obtiennent que des discours contradictoires. Jusqu'au moment où il nous est indiqué que les registrars étrangers ne sont pas les seuls bannis, les déposants étrangers également ! En clair, le petit malin qui comptait déposer son .cn en passant par un bureau d'enregistrement en Chine peut oublier sa combine. S'il n'est pas chinois, son dossier ne passera pas.
 
Contrôle gouvernemental  
Le comportement des autorités chinoises sur le .cn nous ramène à une vision peu rassurante de ce pays. Et, pour ceux qui en douteraient, il s'agit bien d'une décision gouvernementale. En page d'accueil de son site, le CNNIC est très clair en écrivant noir sur blanc que "le China Internet Network Information Center (CNNIC) prend ses ordres du Ministère de l'Information et de l'Industrie".
 
Au sein de l'industrie du nommage sur Internet, comme ailleurs peut-être, les ouvertures pratiquées par la Chine depuis le début du siècle avaient-elles données aux étrangers une fausse impression de liberté ? Par ce revirement aussi sec qu'inattendu, le gouvernement chinois montre clairement qu'il souhaite toujours exercer un contrôle maximum.
 
Cette politique pourrait avoir des effets collatéraux, comme celui de rendre les extensions nationales moins attrayantes pour les apologues de la liberté d'entreprendre que sont les acheteurs de noms de domaine occidentaux. Ces professionnels, appelés "domainers", sont puissants, car ils enregistrent des noms de domaine en masse. Aujourd'hui, tous les gestionnaires d'extensions les courtisent. Certains axent carrément leur communication sur les prix de revente atteint sur le marché des noms d'occasion. D'autres vont même jusqu'à modifier leurs règles d'enregistrement pour les rendre plus favorables aux domainers.
 
Or depuis "l'incident .cn", ces derniers sont de plus en plus inquiets face au côté imprévisible de la gestion d'une extension Internet par un gouvernement national. Blogs et forums bruissent de rumeurs alarmistes. Google menace de se retirer du marché chinois ? Un domainer suppute sur son blog que le nom google.cn ne tardera pas à être confisqué par le même gouvernement qui vient de ferme le .cn...
 
Gestion par le secteur privé  
Face à ce type d'inquiétude, les extensions génériques de type .com paraissent plus sûres. Elles sont contrôlées par une entité non gouvernementale, l'Icann. Ne seraient-elles donc pas moins sensibles aux versatilités des gouvernements ? Après tout, si demain le gouvernement français décide de fermer le .fr, il n'a nul besoin de consulter qui que ce soit. Le gestionnaire du .com, lui, ne peut en changer les règles d'attribution sans passer par un processus de négociation avec l'Icann, dans lequel les différents acteurs du marché que sont les utilisateurs ou les registrars ont leur mot à dire.
 
En fermant son extension d'un coup, la Chine envoie un mauvais signal : les extensions nationales ne sont pas prévisibles, les extensions génériques le sont davantage. Le système de gestion de l'Icann, dans lequel le secteur privé est partie prenante et peut donc influer sur les prises de décisions, pourrait s'en trouver renforcé, du même coup.

Ce n'était certainement pas le résultat escompté par le gouvernement chinois lorsqu'il a décidé de fermer le .cn. Surtout si son objectif était de moins partager le contrôle de son espace de nommage Internet.