Le gratuit au-delà de la logique marchande : vers une civilisation altruiste

Internet en 2049 : maîtres ou esclaves du numérique ? Le JDN publie chaque jour en avant-première un extrait du livre de Benoît Sillard et vous propose de partager votre vision de l'Internet en 2049.

Le gratuit est-il le trompe-l'œil du payant ? La générosité est-elle le masque de l'intérêt ? Deux interprétations symétriquement opposées nous paraissent aussi fausses l'une que l'autre concernant l'évolution du monde numérique : pour l'une, tout deviendra gratuit et le marché disparaîtra ; pour l'autre, le gratuit sert et servira d'instrument au seul service du profit.

Le marché, c'est-à-dire l'accord entre un acheteur et un vendeur autour d'un prix, a de bonnes chances de rester l'un des principaux modes de production et de consommation des biens ou services. Mais pas le seul. Comme l'observe depuis longtemps l'économiste René Passet, une économie "de marché" n'est pas la même chose qu'une économie "avec marché". Dans la première, tout doit tendanciellement passer par le payant, le privé et la propriété. Dans la seconde coexistent de nombreux moyens de produire de la valeur.

En fait, les historiens de l'économie sont revenus de l'idée un peu naïve selon laquelle nos ancêtres pratiquaient le troc dont le marché serait simplement la forme institutionnelle moderne, avec l'invention de l'argent comme équivalent universel. Les travaux de Marcel Mauss, ayant donné naissance à un courant original en sciences sociales, avaient déjà montré que les rapports sociaux sont aussi organisés selon une triple obligation : donner, recevoir et rendre. Toute une partie de nos échanges, invisible aux agrégats macro-économiques, est inspirée par cet altruisme réciproque. Le prix Nobel d'économie 2009 a été co-attribué à l'Américaine Elinor Ostrom : elle a montré comment des associations d'usagers sont capables de mieux gérer des biens communs que l'État ou le marché, sur une base volontaire.

Jean-Christophe Capelli, patron de FriendsClear, est bien placé pour observer attentivement le fonctionnement des plateformes de prêts entre particuliers (tontines PtoP). Pour lui, c'est un retour aux sources de l'échange direct entre les individus et les communautés. Il observe que "ce type de prêt d'argent dans les cercles familiaux, locaux ou régionaux a toujours existé, de tout temps et partout dans le monde : en Éthiopie cela s'appelle l'ekub, au Brésil le consorcio... Même les banques mutalistes se sont créées sur ces bases en Europe, au XIXe siècle : les agriculteurs se prêtaient de l'argent pour aider les jeunes à s'installer [...] Cela marchait très bien grâce à la confiance des pairs. Aujourd'hui, à travers les réseaux sociaux et internet, on retrouve cet esprit de la communauté." D'où l'importance de la recommandation numérique : la confiance se fonde sur ce capital de réputation personnelle.

Dans son tout récent essai (The Empathic Civilization, 2010), Jeremy Rifkin souligne que nous avons hérité des premiers Modernes (Descartes, Locke, Smith, Condorcet) une vue quelque peu déformée de la nature humaine : l'humanité serait faite d'individus autonomes, rationnels, calculateurs, utilitaristes... La poursuite des seuls gains matériels serait synonyme de progrès. Un Homo œconomicus égoïste et caricatural a fini par dominer toutes les représentations. Or, deux siècles après sa formulation, cette vision a volé en éclat. Elle n'est pas totalement fausse, bien sûr, puisque l'homme correspond à ce portrait dans une partie de ses comportements. Mais une partie seulement ! Car depuis trente ans, les sciences de l'évolution, de la cognition et du comportement montrent que l'homme n'est pas un robot rationnel et intéressé : c'est aussi bien un animal social, empathique, coopératif, altruiste. La vitesse foudroyante à laquelle se sont répandus les réseaux sociaux est à elle seule une réponse à l'idée de "foule solitaire" remplie d'atomes individualistes.

Si les crises financières ou politiques soulignent l'échec de cette ancienne vision et le versant négatif de la nature humaine, l'Internet incarne magistralement son versant méconnu et positif. Il démultiplie les manifestations de solidarité, de l'ouragan Katrina au tremblement de terre d'Haïti en passant par le tsunami sud asiatique. Il fait émerger une conscience commune et globale en densifiant tous les réseaux de communication entre les humains, y compris ceux qui subissent encore des régimes autoritaires ou totalitaires. Il a produit par la seule force de la collaboration une accumulation gigantesque de savoirs, dont le seul précédent historique est sans doute la grande bibliothèque d'Alexandrie en son temps (Don Tapscott), mais un précédent qui est évidemment dépassé par l'universalité et l'accessibilité du langage numérique.

L'Internet gratuit a donc montré la viabilité d'un nouveau paradigme : la production sociale élargie de valeur, non réductible à sa production marchande ou à sa production étatique. Yochai Benkler, professeur à Harvard, l'a longuement étudiée dans ce qu'il appelle la "richesse des réseaux", une réponse à l'ancienne "richesse des nations" d'Adam Smith. Il observe que, pour un grand nombre de biens, nous n'avons pas l'idée ni même l'envie que notre approvisionnement dépende seulement des contributions bénévoles d'autrui – qui voudrait soumettre son prochain repas à la seule bonne volonté de son voisin ou d'un inconnu ? Mais dans le domaine de l'information et de la culture au sens large, nous ne raisonnons pas ainsi. La raison en est que ces biens et services sont généralement "non rivaux" : la consommation par une personne n'est pas exclusive, et n'est pas un obstacle à sa consommation par d'autres personnes. Nous les considérons volontiers comme des biens communs ou des biens publics. Quand leur coût de production est très faible, nous les envisageons aussi comme des biens gratuits. Un téléphone est un bien rival – si je l'utilise, mon voisin ne l'utilise pas, et la chaîne de production du télé phone est complexe. La sonnerie de ce téléphone n'est pas un bien rival : une fois produite, on peut la reproduire à des millions d'exemplaires sans aucune difficulté, et se la transmettre de proche en proche.

Une autre caractéristique des biens informationnels et culturels est l'effet " épaule de géant ", ainsi nommé en référence à Isaac Newton (" Si j'ai vu plus loin que d'autres hommes, c'est que j'étais juché sur des épaules de géants "). Dans le domaine des idées, les innovations proviennent le plus souvent de l'exploitation de ressources intellectuelles antérieures. Plus on rend difficile l'accès aux ressources existantes (par le prix et la propriété), plus on tarit la créativité ; plus on ouvre cet accès (par la gratuité), plus on nourrit l'innovation.

Le gratuit représente donc un phénomène massif sur Internet, et signale un basculement profond de nos pratiques d'échange : la valeur zéro est le carburant et le fluidifiant du partage universel. Mais il entre souvent en conflit avec un des fondements juridiques et politiques de la modernité : la propriété.

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