Les échanges non marchands : un mot aimable pour une réalité qui ne l’est guère

La notion d'échanges non marchands sur le net vient régulièrement défrayer la chronique du monde des internautes anti Hadopi et du milieu culturel.

Alors même qu'Aurélie Filippetti se rallie aux recommandations de Pierre Lescure de conserver pour une large part la réponse graduée de l'Hadopi en la transférant au CSA, resurgit ici et là l'idée de légaliser sous une forme ou une autre ces fameux échanges non marchands.
La Hadopi elle-même a lancé une étude et la Ministre de la Culture dit vouloir confier à un juriste une mission sur le sujet. Comment d'un côté se dire soucieux de protéger les droits des auteurs, des artistes, des producteurs et de l'autre continuer à agiter le spectre d'une légalisation des échanges d'oeuvres entre internautes ? Étrange écartèlement des valeurs, volonté de concilier les contraires pour ne déplaire à personne, crédulité face à la soi-disante gratuité altruiste de ces systèmes d'échanges ? On ne sait pas trop.
Invitée à évoquer l’initiative de l’Hadopi, l’économiste Joëlle Farchy, membre du CSPLA a bien résumé ce qu’on pouvait en dire : « Tout d'abord, l'un des postulats de l'Hadopi est que cette rémunération se limiterait aux échanges non marchands. Or, quasiment tous les échanges sur le web, pour les internautes, sont non marchands. Ce sont des modèles que j'appellerais de "gratuité marchande", gratuits pour les internautes, générant des profits pour un certain nombre d'intermédiaires.
Dire que l'on va limiter la rémunération à ce type de consommation ne veut donc rien dire.
Deuxièmement, faire payer les sites internet serait certes plus indolore pour les consommateurs, et donc potentiellement moins conflictuel au plan politique, mais cela suppose une action volontaire de la part des sites.
Que va-t-il se passer s'ils refusent de payer, en particulier pour ceux qui sont localisés à l'étranger ? Enfin, si certains sites payent mais que d'autres ne sont pas vertueux, les premiers seront victimes d'une concurrence déloyale. »
On croyait pour l’essentiel que les jeux étaient faits et que les experts les plus attentifs savaient que la légalisation des échanges n'était pas pour demain. Eh bien non. Le président de la Commission des affaires culturelles de l'Assemblée Nationale a remis le sujet sur la table après avoir dit tout le mal qu'il pensait du rapport de la mission Lescure. Patrick Bloche, un soir du 21 décembre 2005, avait déjà mis le feu aux poudres en faisant voter par une majorité de députés noctambules (30 contre 28 !) profitant de l'absence de certains de leurs collègues dans l'hémicycle un amendement instaurant une licence globale.
Celle-ci fut, finalement rejetée en seconde lecture. Lui et ses amis considèrent que la réalité technologique rend vain de s'opposer à des usages auxquels les internautes ont accès et qu'ils n'accepteront jamais plus de sacrifier. Il refuse obstinément de penser que la légalisation de millions d'échanges aurait un impact très négatif sur l'économie des secteurs tels que le cinéma ou la musique et au-delà de toute la création. Les partisans d’une licence globale (rebaptisée contribution créative ?) marginalisent les effets économiques négatifs des échanges. Mais cette position est aussi très critiquable en ce sens qu'elle fait le jeu d'intermédiaires bien éloignés de toute idée de don.

La première partie de l'étude que mène l’Hadopi montre clairement que les différents systèmes d'échanges existants ne sont jamais totalement gratuits et qu'il y a toujours un intermédiaire qui récolte des revenus de l'usage de ces outils. Le rapport de Pierre Lescure pour sa part, sans ignorer des aspects qu’il juge positifs, écarte la licence globale et partant la légalisation des échanges non marchands en répertoriant l'ensemble des objections.
Il faut à ce propos dire et répéter que le cadre juridique en vigueur interdit actuellement la légalisation des échanges non marchands. On peut se faire plaisir en pensant le contraire mais de fait la voie à suivre est bigrement compliquée. En effet, Les traités OMPI de 1996, transposés dans l'Union européenne, préservent sans aucune ambiguïté les droits exclusifs des auteurs, des artistes et des producteurs.
Directement issue de ces traités, la directive européenne du 22 mai 2001 fait bénéficier ces derniers du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute « communication au public » ou « toute mise à disposition du public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit  individuellement ». Il en résulte qu'aucune loi ne pourrait imposer une licence obligatoire pour la mise à disposition d’œuvres par voie d'échanges sans porter atteinte aux traités dont la France est signataire.
 
Saisi, le Conseil constitutionnel n'aurait pas besoin de beaucoup d'efforts pour invalider une loi. D’autant que le même Conseil, dans sa décision du 27 juillet 2006,  a souligné que la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par l'article 2 de la Déclaration de 1789, laquelle, dans son article 17 proclame que " La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ".
Et le Conseil d’en conclure que, ce droit de propriété recouvre les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit d'auteur et les droits voisins. Et que si l’État entend y apporter atteinte (or cette atteinte est évidement le fait d’une licence obligatoire), il doit s’assurer que le titulaire du droit reçoit une rémunération en rapport avec la perte de ce même droit. Ceci pour dire que la licence globale est contraire aux textes internationaux qui lient la France et est susceptible, à l’évidence, de violer gravement le droit de propriété.
Le rapport Lescure pointe aussi le fait que tout système de licence globale confèrerait un revenu administré et plafonné tout en devant être, pour chaque internaute, d’un montant très élevé (20 à 40 euros par mois). Inacceptable pour des créateurs dont ce serait devenu la rémunération principale !
Et si elle est instaurée de manière facultative donc payée uniquement par les internautes déclarant télécharger, il faudra bien continuer à agir contre ceux des internautes qui téléchargeront illégalement. Enfin, inutile de dire que la répartition juste et équitable du produit de la licence se révèlerait très aléatoire et au doigt mouillé sauf à mettre en place des outils de surveillance très sophistiqués …
Outils dénoncés en général par les tenants de la licence globale. Cercle vicieux quand tu nous tiens ! …

La réflexion en cours ne peut donc pas porter stricto sensu sur le retour de la licence globale dont on voit les limites évidentes. On parle aujourd'hui de contributions créatives qui peut-être, encore que rien ne soit clair parmi ceux qui en parlent, seraient versées par des opérateurs techniques du net et non par les internautes. Et une des questions actuelles porte notamment sur le point de savoir si on pourrait désormais élargir la notion de cercle de famille applicable au régime de la copie privée.
À l'heure actuelle, la copie privée est le fait d'un individu qui fait une copie de l'œuvre qu'il a légalement acquise aux fins de l'utiliser dans un cercle restreint, dit cercle de famille. Aujourd'hui ne pourrait-on pas, ne devrait-on pas élargir ce cercle en considérant qu'il pourrait englober les amis que nous avons sur nos Facebook et autres réseaux sociaux. Ce qui ferait passer notre petit cercle de quelques individus à des centaines voire des milliers. Et dans ce cas si on franchissait ce pas (le législateur ?) la copie privée s'étendrait elle d'un coup d'un seul ? Hypothèse à vrai dire farfelue. Comment convaincre que des milliers d'individus échangeant des œuvres se livrent à des actes de copie "privée" fut ce sur des réseaux sociaux d'amis qui se reconnaissent comme tels ?
 
Il y a en réalité un véritable abus de langage à prétendre ces échanges comme étant « non marchands » et donc, sous-entendu, indolores ou presque pour l’économie culturelle.

Ne doit-on pas plutôt tenter d'identifier sur le net, comme dans le monde réel, un espace d'activités à but non lucratif qui ne génère pas au sein de la chaine de distribution par échange des biens culturels, un revenu commercial direct ou indirect : location d’espace d’hébergement, publicités, abonnements, exploitation rémunérée de données personnelles etc…
Dans ce cas, alors peut-être pourrait-on envisager une réglementation dérogatoire ? Mais cessons de parler d'échanges non marchands mondialisés et purifiés par la pseudo absence d’intérêts économiques quand des marchands cyniques manipulent ceux qui ont envie d'être manipulés !