Les métamorphoses du travail à l'âge numérique

Internet en 2049 : maîtres ou esclaves du numérique ? Le JDN publie chaque jour en avant-première un extrait du livre de Benoît Sillard et vous propose de partager votre vision de l'Internet en 2049.

Le mot travail vient du latin tripalium, qui signifie "trois pals" et désigne... un instrument de torture. "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front", dit la Bible menaçante aux pauvres humains. Cette vision très négative du travail est née à l'époque néolithique : [...], le travail de la terre concernait les neuf-dixièmes de la population, il s'agissait d'un travail répétitif, pénible et incertain dans ses résultats. La première révolution industrielle a reproduit ce schéma de la peine, avec des journées de dix à douze heures dans des travaux parfois très difficiles.

Pour autant, l'équation " travail = souffrance " est simpliste. Il est courant de distinguer le travail autonome ou choisi du travail hétéronome ou subi. Les artisans, les artistes, les chercheurs sont des exemples du travail autonome : ils agissent par vocation, ne comptent pas leur temps, trouvent du plaisir dans leur activité. Leur inspiration ne s'arrête pas à la fermeture d'un bureau : elle est toujours en éveil. Mais même des travaux moins inspirés procurent des gratifications aux individus : le travail a toujours été un moyen de socialisation, de rencontre, d'intégration et d'émancipation. On sait que les ouvriers étaient attachés à leur outil de production. De plus, le travail n'est presque jamais une simple affaire de calcul intéressé. Les travaux classiques de Philippe d'Iribarne (La Logique de l'honneur) ont par exemple montré que les individus au travail reproduisent des traits culturels et historiques, par exemple les Français sont sensibles à l'honneur et à la hiérarchie, les Américains à la liberté et la souplesse, les Néerlandais à l'objectivité et à l'équité.

Plus fondamentalement, à l'heure où les modèles nationaux sont moins homogènes, chaque individu agit à partir de communautés d'appartenance et d'identités partagées, le travail n'échappant pas à cette transformation. Le prix Nobel George A. Akerlof parle désormais d'une "économie identitaire" repensée à partir des normes des individus et des communautés, au lieu d'une pure rationalité instrumentale et universelle. Comme le souligne Philippe Bernoux : "Il se construit [...] dans la relation de travail, une identité et une relation sociale, ce qui veut dire que le travail ne peut être réduit à la seule fonction de gagner sa vie."

Quelles tendances pour le travail à l'âge numérique ?

- La barrière travail-loisir et bureau-domicile s'estompe. La connexion permanente des individus fait qu'ils ne quittent jamais véritablement leur bureau, devenu en partie mobile, mais aussi que les horaires très stricts de bureau ne sont plus indispensables. Le e-travail ou télétravail pendant plus de huit heures par mois concerne déjà en 2010 : 33 % des Finlandais, 28 % des Américains, 25 % des Japonais... et seulement 5 % des Français ! Selon les pays, la proportion a été multipliée par 2 à 3 au cours de la décennie 2000, et cette tendance va s'accentuer à mesure que l'activité concernera des flux immatériels d'informations, de données et de contenus. On estime que plus de 50 % de la population active pourrait être concernée par un télétravail partiel d'ici 2021. Pour autant, le travail "posté" ne va pas disparaître car les échanges directs restent nécessaires à certaines décisions, ainsi qu'à la cohésion des équipes. Mais le temps de travail sera plus souple et l'individu aura plus d'autonomie ; en contrepartie, il sera mobilisable de façon plus diffuse. Dans les tâches cognitives propres à l'économie du savoir, cela n'a pas de sens d'"arrêter net de penser" à une certaine heure de la journée !

- Déconnexion temporaire des flux : une nécessité. L'économie du savoir est fortement mobilisatrice d'attention, de concentration et d'énergie "mentale". Mais cela peut conduire au burnout ("syndrome d'épuisement professionnel" en France, karoshi au Japon). L'individu éprouvera le besoin de déconnexions temporaires des flux d'information dans lesquels il sera par ailleurs plongé en permanence par écrans interposés. Il faut pouvoir quitter son bureau nomade ! Cela peut prendre la forme des 20 % de temps libre comme Google et d'autres le font ou bien de courtes périodes sabbatiques alternant avec des plages de travail plus intensives. Ces rythmes flexibles doivent aussi suivre la chronobiologie et la psychologie des individus. Le modèle unique des anciennes entreprises orientées vers le contrôle et la discipline (chacun doit travailler huit heures de suite au même moment et au même endroit, puis prendre quatre semaines de vacances d'affilée) sera remplacé par un modèle plus adaptatif.

- La génération numérique et ses motivations. Henri Verdier (Fondation Telecom Cap Digital, op. cit.) observe, dans les entreprises, "la coexistence de deux cultures, assez étanches, globalement réparties entre les plus de 40 ans et les autres". Les premiers ont une tendance à la rétention d'information, au cloisonnement du management, au rapport d'autorité assez traditionnel, c'est-à-dire pyramidal ; les seconds jouent plus volontiers la carte de la diffusion des informations (y compris à fin de réputation), des rapports informels et horizontaux. La fracture numérique des générations va se résoudre d'elle-même avec le temps : les purs digital natives, nés dans les années 1980-1990, forment dès la fin de cette décennie 2010 et formeront plus encore par la suite les gros bataillons des entrants sur le marché du travail. Leurs aînés trentenaires ou quadragénaires ont déjà plus d'expérience d'Internet que leurs prédécesseurs en fin de carrière. Comme le montre la récente étude de Jean M. Twenge, les entreprises doivent prendre garde de ne pas plaquer maladroitement les modalités venues de l'Internet : par exemple, ce n'est pas parce qu'un réseau social interne est créé dans l'entreprise que Facebook ou Twitter deviennent moins attractifs. Il ne s'agit pas de concurrencer le web, mais bien de mettre certains outils et certaines méthodes au service d'objectifs professionnels. Si le cadre de travail ressemble trop au management rigide et statique d'avant l'ère numérique, les seules variables de motivation seront l'argent et le statut. Si l'activité parvient à instiller ouverture, initiative, autonomie et inventivité, elle sera plus motivante.

Comme l'observe Jean-Philippe Courtois (Microsoft) à propos des digital natives amenant au travail leurs habitudes de fluidité et d'accès, "la question essentielle posée par les jeunes générations est l'équilibre, en tout cas la façon dont ils perçoivent cet équilibre, entre vie personnelle et vie professionnelle. Nous avons au cœur de nos préoccupations de donner un environnement de travail personnel et professionnel qui puisse s'accompagner d'un environnement sportif, un environnement culturel, des souplesses dans la manière de consommer le travail ou le loisir. Nous sommes loin des standards rigides définis par l'entreprise il y a cinq ou dix ans".

- La frontière entre entreprise et société, intérêt privé et utilité sociale devient poreuse. Une entreprise passe de plus en plus de temps à gérer ses relations avec ses parties prenantes (clients, actionnaires mais aussi voisins, associations, élus, ONG, etc.). Les acteurs économiques ont gagné en puissance et en liberté grâce à la déréglementation, mais cela implique un surcroît de responsabilité dans leur action. L'entreprise doit désormais assumer une partie de ses externalités, c'est-à-dire des répercussions sociales et environnementales de son activité. C'est une conséquence de la société de l'information : la bonne image de l'entreprise dépend de sa capacité à répondre de ses actes et à dialoguer avec tous ses interlocuteurs. Elle ne peut se conduire comme un "isolat" fermé du monde. Il en résulte que la grande entreprise accomplira de plus en plus de tâches relevant d'une certaine "utilité sociale", comme par exemple : réfléchir à limiter ses nuisances, trouver des solutions adaptées à ses publics en difficulté, s'engager dans les débats locaux, trouver des solutions innovantes à des problèmes communs, etc. Par ailleurs, un nombre croissant d'entreprises choisissent des engagements humanitaires (commerce équitable, investissement dans les pays non encore émergents) : des marges de profit bien plus faibles, mais une action rendue nécessaire par l'inefficacité des politiques publiques d'aide au développement souvent due à la méconnaissance des contextes locaux. Le numérique permet la circulation des informations indispensables pour s'adapter à chaque contexte.

Pour trouver sa place dans l'économie de demain, chacun devra donc être capable de développer des analyses personnelles et pertinentes face aux flux permanents d'information. Cette "écologie de l'esprit" sera indispensable à l'âge numérique de la connaissance, et nous allons voir dans le prochain chapitre qu'elle concerne les individus comme les groupes.

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