Il faut oublier Orwell !

Au fil du temps, la référence à « Big Brother » est devenue le pont aux ânes de tous les discours dénonçant ou contestant l'usage liberticide des technologies, mais plus souvent sous la forme d'un clin d’œil ou d'une révérence obligée que d'une analyse pertinente. 

1948-1984. N'y a-t-il pas quelque artifice à comparer la société de l'information au miroir du roman qui renvoyait à l'URSS sous la férule stalinienne ? La fascination qui entoure cette oeuvre, et singulièrement la figure de Big Brother, n'est-elle pas réductrice alors qu'Orwell ne s'intéresse guère à la technique, et consacre tout au plus quelques lignes au télécran qu'il réserve à la surveillance d'une élite ? Il n'est que de regarder autour de soi pour constater l'omniprésence des caméras à des fins policières pleinement revendiquées ou moins avouées : régulation du trafic routier, prévention de la délinquance, sécurité des personnes et des biens, mais également la banalisation des caméras mobiles intégrées aux téléphones portables et autres webcams dont les ordinateurs ne font plus l'économie. Les descriptions du roman paraissent bien en deçà du paysage dessiné par nos sociétés hyper-techniciennes.
Dès lors, comment croire encore à cette fiction théâtrale qui ne reflète que vaguement une menace désormais disséminée dans les entreprises, sur les réseaux sociaux amicaux et les badges sans contact censés faciliter la vie.
Big Brother serait-il devenu ce support commode permettant de faire l'économie de toute réflexion ou plutôt de la neutraliser en douceur ?

Chaque année depuis 2000, un jury érigé en vigie de la vie privée décerne des « Big Brother Awards ». Ces prix récompensent les personnalités ou organisations qui se sont distinguées par leurs atteintes aux libertés, chaque secteur d'activité étant passé crible, dans un décor où tout suggère le totalitarisme orwellien. Cette cérémonie parodique attire chaque année l'attention des médias qui perçoivent sans doute en écho à cette pantalonnade des préoccupations d'un nouveau genre, et l'expression d'inquiétudes que la traditionnelle remise du rapport annuel de la Cnil ne parvient plus à relayer.
De façon simpliste et quelque peu paresseuse, la plupart des tentatives d'explication mobilisent les figures du Big Brother d'Orwell ou du panoptique de Jeremy Bentham, parangons d'une surveillance centralisée et métaphores d'un pouvoir du regard omniscient.
Pourtant, ces clichés apparaissent aujourd'hui usés et incapables de rendre compte de la multiplication et dissémination des procédés hors des traditionnels lieux d'enfermement étudiés par Michel Foucault. Le télécran est un téléviseur autant qu'une caméra a-t-on rappelé, mais nul regard à l'oeuvre, ni subjectivité de la vision dans les systèmes biométriques à l'entrée des sites de production ou des écoles.
Cette imagerie devenue naïve a accouché d'icônes bon marché, l'industrie du spectacle participant de cette entreprise de récupération des symboles avec un cynisme remarquable.
Ainsi, la première émission européenne de télé-réalité avait pris pour nom « Big Brother», désamorçant ainsi par avance toute critique sur ces caméras filmant en continu une dizaine d'emmurés volontaires sous l'oeil de millions de téléspectateurs-voyeurs. La référence orwellienne ainsi dégagée de sa charge critique s'est faite simple signe autant que symptôme d'un mal moderne.
Largement adoptée, adaptée, développée, utilisée jusqu'à l'usure pour ne devenir qu'une image symbolique dégradée car surmobilisée par tous et en tous sens, la menace de Big Brother s'est dissoute dans la banalité du quotidien.
Voilà pourquoi, sans doute, faut-il se résoudre à l'oublier pour mieux la combattre.