Pourquoi la disruption selon Jean-Marie est un concept très peu disruptif
Co-fondateur de l'agence BDDP, puis patron du réseau américain TBWA en 2001, Jean-Marie Dru publie un ouvrage en 1996 sur la “disruption”, une méthode de brainstorming qu'il veut élever au rang de théorie marketing, voire de stratégie d’entreprise. Une ambition à l’évidence démesurée.
Tenant de la vérité révélée appliquée au monde de la publicité, la disruption « apparait » à Jean-Marie Dru dans les années 1990 (1). Toute nue et déjà prête à l’emploi. Avec sa liturgie en trois temps.
Temps 1: la convention « permet de valider les habitudes figeant les pensées ».
Temps 2: la disruption « brise » ces conventions pour repositionner la marque.
Temps 3: la « vision » dont la marque est porteuse redessine le marché. Selon ce phasage, la disruption n’est donc ni le point de départ, ni la finalité d’un processus mais une phase intermédiaire correspondant à ce que Dru appelle dès 1984 le saut créatif. La différence entre le « saut créatif » et la « disruption » ? Difficile sinon impossible à dire. Aucune importance d’ailleurs : les termes du dogme sont inlassablement répétés (à quelques variantes près) par les (fidèles) disciples de la disruption et par les (nombreux) panégyristes de la publicité.
Le succès de la disruption doit beaucoup au fait qu’elle offre une des rares définitions du processus créatif. Comme toute révélation qui se respecte, elle est par ailleurs porteuse d’une vision résolument optimiste du monde et promet des bénéfices innombrables à ceux qui voudront (et sauront) l’utiliser. Inscrivant ses pas dans ceux de Jean-Marie Dru, Laurent Le Diagon n’y va pas avec le dos de la cuiller : « Le concept de disruption ouvre des perspectives nouvelles aux chefs d’entreprises pour définir leur stratégie de développement ou dynamiser leur management, aux professionnels du marketing pour booster leurs marques et leurs produits ou services, aux scientifiques pour innover, aux Hommes politiques pour faire face aux défis économiques et sociaux. » (2)
On comprend dans ces conditions que la disruption, loin de vouloir se limiter à la publicité, ambitionne plus largement de refonder le marketing. Le président de TBWA s’en explique dans une interview à l’Express en 2003 : “les méthodologies marketing ont peu évolué. Elles datent d’une époque consumériste où l’on pensait qu’il fallait ‘répondre aux attentes des consommateurs’ (…) On sait pourtant que le consommateur ne peut dire que ce qu’il connaît déjà, mais on n’en tient pas compte, et on continue de mener les mêmes études de marché, avec les mêmes vieux modèles. Les professionnels du marketing sont très conservateurs. Souvent, ils n’utilisent cette discipline que pour grimper dans les directions générales de leurs entreprises, sans jamais avoir créé ou lancé un nouveau produit ni une nouvelle idée. Ce métier est devenu très fonctionnarisé. Ce conservatisme est flagrant en France.” (3) La charge est rude pour ceux qui sont à la fois des clients et des interlocuteurs importants des agences de publicité. Jean-Marie Dru s’abstiendra d’ailleurs de revenir sur ce point dans “La publicité autrement” et se limitera à préciser que, lors des journées de la disruption, “nous trouvons toujours quelque chose : une idée de nouveau produit, une façon innovante d’imaginer la gamme, un mode de distribution inattendu, etc”.
Seulement voilà, les exemples cités par Jean-Marie Dru pour illustrer sa méthode dénotent un très net décalage entre les ambitions et la réalité. Que le positionnement de la vodka Absolut sur le registre de la mode soit en rupture avec l’idée couramment admise qu’une vodka (comme un whisky) doit vanter ses origines, son terroir, ne fait guère de doute. Mais pour un exemple convainquant (même si celui-ci relève plus de la création que de la stratégie), beaucoup d’autres n’entretiennent qu’un lointain rapport avec l’idée de rupture. La décision d’initier une communication corporate pour McDonald’s est moins le fruit d’une disruption qu’une nécessité liée aux multiples attaques dont la chaîne de fast food fait l’objet. “Ne craquez pas sous la pression” pour Tag Heuer ou ”Par amour des chiens” pour Pedigree sont peut-être, voire même surement, de beaux slogans. Mais il est difficile d’y voir une rupture avec l’idée que le consommateur se fait de l’univers des montres et du temps, de la nourriture animale et des chiens. Une évolution, sans doute. Mais pas une rupture. Par ailleurs, si l’idée de méthode englobant le marketing et la communication est séduisante, force est de constater que les études de cas mentionnés par Jean-Marie Dru se réfèrent exclusivement à la publicité. Dans ses livres et ses interviews, le patron de TBWA ne parle pas d’idée de nouveau produit, de nouveau service ou de nouveau canal de distribution qui aurait émergé d’une “journée de la disruption”.
A y regarder de plus près, la disruption pourrait bien reposer sur une banalité – tout acte de création repose sur une rupture – ou sur une philosophie qui, au contraire, n’a rien d’évident : le caractère impérieux et bénéfique de la rupture.
Rien ne dit que sur un plan stratégique, le changement pour le changement prôné par la disruption soit la solution aux problèmes des entreprises. Jean-Marie Dru affirme que “dans un contexte mouvant, les marques, pour rester pertinentes, doivent se placer en situation de transition permanente”. Mais il ajoute presque aussitôt que “la clé du succès tient à la capacité de tracer la fine limite entre ce qui doit être changé et ce qui ne doit pas l’être” (4). Du changement oui, mais pas tout le temps ni sur tout, mais du changement à bon escient. En termes plus directs : la rupture n’est pas forcément la panacée.
Même sur un plan créatif, on peut s’interroger sur l’efficacité d’aller systématiquement à l’encontre des “conventions”. En admettant que cela soit toujours souhaitable (ce qui reste là encore à démontrer), la publicité a-t-elle réellement les moyens de changer les mentalités ? Jean-Marie Dru en est convaincu : “face à un problème donné, [la disruption] consiste à faire la chasse aux idées reçues, afin de mieux les mettre en pièce au travers d’une idée nouvelle”. Mais rien dans les études n’étaye cette possibilité. Et d’autres professionnels ne partagent pas forcément cette vision de la publicité. A commencer par le grand publicitaire que fut Philippe Michel, pourtant maître à penser du concepteur de la disruption, qui étant intimement convaincu de l'impossibilité de s'affranchir des lieux communs, se proposait de jouer avec les clichés. Logique du glissement contre celle de la rupture. Encore aujourd'hui le débat continue.
(1) « La stratégie de disruption » strategique.blogpost.com; (2) « Les vertus de la disruption » – L. Le Diagon – Agoravox- 23/08/06 (3)“Non la pub n’est pas l’art du mensonge” – Interview de Jean-Marie dru – L’Express 4/02/3003; (4) La publicité autrement – Jean-marie Dru, p. 211