Data et créativité : un difficile équilibre pour les agences de création

Data et créativité : un difficile équilibre pour les agences de création Entre la réorganisation que leur impose le nouveau paysage digital et les efforts nécessaires à la mise en place de stratégies DCO, les agences créas doivent faire évoluer leur offre.

Fin décembre, le groupe Renault annonçait regrouper son équipe marketing et les experts de ses deux agences, Publicis et OMD, au sein d'un même habitable baptisé Voilà. En rapatriant tout ce petit monde chez Publicis, au 133 avenue des Champs Elysées, la marque au losange brisait un tabou – réunir deux agences concurrentes au sein d'un même plateau – dans l'espoir de rendre ses prises de paroles plus collaboratives. "Le constat de la fragmentation des métiers, des audiences et des formats nous impose une nouvelle organisation", justifiait au moment de l'annonce, Isabelle Fossecave, brand content manager chez Renault. La plateforme, qui réunit 200 talents et plus de 20 métiers répartis dans des équipes cross-fonctionnelles, doit donc contribuer au désilotage des expertises contenus et médias des trois structures.

"C'est fastidieux et ça bouffe de la marge... mais il faut segmenter les créations publicitaires"

Pas loin d'être un passage obligé aujourd'hui, alors que la mécanique de prise de parole publicitaire classique, un message top-down poussé en mass media, prend la poussière et que les dispositifs se sont complexifiés en même temps que les supports de communication se sont diversifiés (TV, radio, presse écrite, réseaux sociaux, OOH, brand content…). "On ne peut plus se contenter d'imaginer une big idea pour le canal roi qu'était la télévision", constate Yan Claeyssen, executive vice president d'Epsilon France. "Tout concept créatif doit désormais être facilement déclinable selon les canaux et les audiences", abonde François Brogi, associé chez Artefact. Salem Handoura, directeur du digital chez Heroiks, prend lui l'exemple des pubs vidéos online, qui ne peuvent plus être une redite des spots TV. "Ça ne marche pas car le smartphone est le royaume des formats snacking et verticaux", rappelle notre expert. Même nécessité de segmentation lorsqu'il s'agit d'adapter le message à l'audience exposée, comme c'est devenu la norme en digital. "C'est fastidieux et ça bouffe de la marge… mais il est devenu indispensable de faire cet effort", confirme François Brogi.

"Les marques partent de plus en plus souvent de ce qu'elles savent sur l'internaute pour déterminer ce qu'elles vont lui dire"

La chaîne de production historique, qui voyait l'agence créa imaginer une campagne puis en confier le déploiement à l'agence média, est donc progressivement remisée au placard. L'enjeu est d'intégrer cette dernière, le plus tôt possible dans le processus, pour qu'elle apporte sa connaissance des points de contact. De façon à définir le meilleur message publicitaire et les moyens de le décliner. "Les marques partent de plus en plus souvent de ce qu'elles savent sur l'internaute pour déterminer ce qu'elles vont lui dire", relève Pierre-Antoine Durgeat, fondateur d'Adventori. Et le directeur de création n'est plus cette diva isolée dans sa tour d'ivoire que les caricatures ont si souvent dépeint. Il est, au contraire, plus que jamais entouré. "La friction entre le directeur de création et la donnée peut créer des étincelles", assure François Brogi. L'émergence des données génère une profusion d'informations dans les briefs que les agences créatives doivent digérer. "Cela requiert d'avoir des compétences multiples au planning stratégique, de type media, études et créa, pour pouvoir bien appréhender ces champs d'informations", précise Stéphane Raoul, co-CEO chez Havas Helia. Au sein d'Havas, c'est le Cortex, département regroupant dans un seul espace les planners media et communication, qui joue ce rôle.

"Les annonceurs briefent souvent agence média et agence créa en même temps"

Chez Artefact, pionnier de la data créative qui a ingéré un spécialiste de l'achat média, Netbooster, début 2018, on a fait de cette culture hybride un facteur clé de succès. "Il est aujourd'hui essentiel d'introduire la logique de segmentation le plus tôt possible dans le processus créatif, en pitchant son agence sur les différentes cibles auxquelles il faudra envoyer des messages personnalisés", estime Guillaume Balloy, associé chez Artefact. La bonne nouvelle c'est que les annonceurs ont pris la mesure de cet impératif, à en croire Salem Handoura. "Ils briefent de plus en plus souvent agence média et agence créa en même temps". L'expert en média digital donne l'exemple de son client Système U. "Nous travaillons main dans la main avec les créatifs de TBWA pour aider la marque à trouver les bons messages." Ce n'est bien évidemment pas toujours le cas et le mariage entre les deux cultures n'est pas toujours heureux. "C'est parfois beaucoup plus compliqué avec d'autres agences créas", sourit Salem Handoura.

"Les créatifs ne doivent pas mépriser les formats type bannière display"

Alors que le digital dépasse désormais la TV en tant que support média, le peu d'entrain que certaines agences créas manifestent à l'égard de la DCO (acronyme de dynamic creative optimization) interpelle également. Cette pratique consiste à adapter, en temps réel, le message proposé en fonction du format publicitaire et de la cible. "Les agences créas ont peu investi sur le sujet alors qu'on touche tout de même à leur cœur de métier", remarque Carole Ellouk, directrice générale adjointe d'Adventori. Si les bannières "300 par 250", habillages et autres formats "Stories" sont moins nobles qu'un spot TV, ils jouent un rôle de plus en plus important dans l'évangélisation des consommateurs. "Ce sont des formats qui rebutent nos créatifs qui préfèrent déléguer ce genre de tâches à des juniors parce qu'ils les maîtrisent mal", reconnait un patron d'agence. "C'est une erreur de mépriser ces formats sur lesquels les annonceurs dépensent 10 à 40% de leur budget", souligne de son côté François Brogi. Stéphane Raoul envisage, lui, le sujet autrement. "La DCO ne fait pas oublier l'idée créative, ce n'est qu'une nouvelle technique media à laquelle il faut s'adapter créativement. Mais la quête de l'idée pertinente est toujours là", estime-t-il.

A cet écueil culturel s'ajoute un autre frein, technologique celui-ci. "C'est compliqué de faire de la DCO. Il faut bénéficier d'une expertise data, de capacité de scénarisation, d'interfaçage avec le média", pointe Yan Claeyssen. Le spécialiste martech de chez Publicis rappelle que son groupe met en place de la DCO pour le compte de gros clients comme Renault ou SFR, tout en reconnaissant le faire "de manière très éparpillée." Publicis réfléchit aujourd'hui à la possibilité de mutualiser les ressources et compétences au sein d'un centre d'expertise intra-groupe. Chez Artefact, on a décidé de créer sa propre technologie, MyDCO, en surcouche de la technologie Google Studio. Guillaume Balloy décrit une interface qui vulgarise la pratique pour la rendre accessible à tous. "Nos collaborateurs peuvent changer eux-mêmes les scenarii de diffusion et faire de l'AB testing. Ça nous permet d'être hyper-réactif dans le processus créatif pour adapter les bannières médias aux enjeux du moment."

"Faire de la DCO en vidéo peut doubler vos frais d'adserving"

La question du coût de la DCO entre peut-être également en ligne de compte. "Faire de la DCO en vidéo peut doubler vos frais d'adserving", prévient Salem Handoura. Pas toujours évident, dans ces conditions, de rentabiliser les efforts investis en matière de personnalisation. D'autant que, comme le rappelle François Brogi, "les temps forts sont des affaires de reach". "L'ultra-personnalisation, elle est pertinente en bas du tunnel de conversion lorsqu'elle est gérée par les partenaires médias", estime même Salem Handoura. Lorsqu'il s'agit de faire de l'awareness, les annonceurs se contentent donc la plupart du temps de diffuser un message générique plutôt que de le décliner en une centaine de créations au ROI incertain. Il sera intéressant, à ce titre, de voir la réaction du marché à l'arrivée de la TV adressée dont on nous vante aujourd'hui les mérites en matière de personnalisation. "Sans doute que certaines campagnes vont succomber à la tentation de l'ultra-segmentation… Mais je pense que les annonceurs vont vite revenir à la raison en voyant le ROI de telles opérations", prédit François Brogi.

"Les approches intégrées ne sont pas si nouvelles que ça"

Stéphane Raoul est lui partisan d'une approche au cas par cas. "Nous nous adaptons à la maturité créative de nos clients et leurs demandes", explique le dirigeant d'Havas Helia. Et de rappeler qu'il y a encore "ceux qui souhaitent deux films par et d'autres qui vont amener une stratégie de contenus aboutie en social media avec des activations digitales associées." Pour que chacun y trouve son compte, la plupart des grands groupes de communication ont donc fait naître des agences dites intégrées ou in-house, qui rassemblent tout un ensemble de compétences. On peut citer le cas d'Emil qui réunit chez Publicis, data sciences, créa et média, pour le compte de Daimler. Le modèle d'agence d'après-demain, "ubermorgen" comme le revendique l'annonceur allemand ? Stéphane Raoul ne semble pas convaincu. "Les approches intégrées ne sont pas nouvelles. Il y a 15 ans déjà, les constructeurs automobiles réclamaient d'avoir sur un même plateau toutes les compétences en communication pour plus de fluidité et d'efficacité. Les exemples sont multiples chez Renault, Peugeot ou encore VW", rappelle-t-il.

Les grands groupes de communication sont en tout cas en ordre de marche pour faire jouer les synergies intra-groupe. Le groupe Publicis ne jure désormais plus que par le Power of One, dispositif qui lui permet, en regroupant tous les P&L et les compétences des filiales du groupe, de les réunir autour d'objectifs communs. Pour chaque marque du portefeuille, "un client lead France est chargé d'identifier les bonnes ressources et les bons interlocuteurs au sein du groupe", rappelle Yan Claeyssen. Un tel rapprochement est également acté chez Havas, qui a décidé de rassembler 2 500 collaborateurs de ses différentes agences au sein d'un village. Du côté de WPP, le regroupement des activités créa et média au sein d'un hub est, lui, prévu pour 2021. "L'arrivée de la TV segmentée va renforcer un peu plus cette tendance et les grands groupes qui n'auront pas intégré cette culture hybride vont souffrir", prédit Yan Claeyssen. "Il faut voir ce que ça donnera une fois passés les effets d'annonce, nuance de son côté un connaisseur du marché. Certains pans de Publicis et Havas sont, dans la réalité, encore très silotés."

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de février, une interview d'Asus, le baromètre du programmatique, un focus sur les start-up du programme de l'UDM et un tuto de l'influence