Que faire des internautes qui refusent les cookies ? Le dilemme des régies médias

Que faire des internautes qui refusent les cookies ? Le dilemme des régies médias Passer par un adserver secondaire, quand Google ne veut pas monétiser le trafic sans consentement, ou mettre en place un cookie wall, quitte à faire fuir une partie de ses lecteurs… Chez beaucoup de médias français le sujet n'est pas encore tranché.

Début d'année agité pour des éditeurs français qui, confrontés à un contexte économique déjà difficile, doivent en plus préparer une échéance périlleuse. Fin mars, le pourcentage d'internautes refusant la dépose de cookies devrait sensiblement augmenter. Ils sont, pour l'instant, rarement plus de 10% dans ce cas de figure, à faire l'effort d'aller exprimer leur refus dans les paramètres de la bannière qui s'affiche sur leur écran. Mais à partir du 1er avril, lorsque la Cnil imposera aux éditeurs de mettre les boutons "tout accepter" et "tout refuser" au même niveau pour être en conformité avec ses nouvelles lignes directrices, ils devraient être bien plus nombreux. Entre 30 et 40% selon les typologies d'éditeurs et l'efficacité du message diffusé auprès des nouveaux visiteurs.

Pas question pour les éditeurs français, qui n'ont pas vu venir le DBM Gate du 25 mai 2018, date d'entrée en vigueur du RGPD, et qui ont été pris de cours par un passage à la v2 du TCF plutôt chaotique l'été dernier, d'arriver non préparés. "La plupart planchent sur cette échéance du 1er avril depuis le début de l'année", confirme Romain Gauthier. Le fondateur de Didomi, qui équipe une majorité des éditeurs français, observe une véritable montée en compétences sur les sujets mêlant plateformes de gestion du consentement (CMP) et monétisation. Et des bénéfices qui se font déjà sentir. "Beaucoup réalisent qu'en faisant les bons paramétrages, ils peuvent limiter le taux de refus autour des 20%, tout en étant en règle."

Tout affairés qu'ils sont à multiplier les AB tests pour optimiser ce taux, les éditeurs doivent d'ores et déjà réfléchir à ce qu'ils vont faire de ce trafic qui se vendra moins bien en open auction, faute de données de ciblage, voire pas du tout, pour ceux qui utilisent, comme c'est le cas de la grande majorité des médias français, la technologie Google Ad Manager (GAM). La nouvelle politique de GAM, qui a annoncé qu'il ne pourrait plus être appelé lorsque les visiteurs refusent de donner leur consentement, risque en effet de transformer leur CMP en un véritable adblocker. Le refus de l'internaute videra la page de toutes ses bannières et vidéos publicitaires, à l'exception du pied de l'article, dévolu aux deux géants de la recommandation de contenus, Taboola et Outbrain, dont les créations ne sont pas diffusées via GAM. Et les éditeurs en seront d'autant plus pour leur frais que ces deux derniers leur ont, eux aussi, clairement fait comprendre qu'ils ne voulaient plus payer pour ce trafic non consenti. Les clauses qu'ils rajoutent à ce sujet, au moment de renégocier leurs contrats, en sont la meilleure des preuves.

"Je n'imagine pas une seule seconde que Google ne nous propose pas une solution satisfaisante au bout du compte." 

Plusieurs options sont aujourd'hui sur la table pour permettre aux éditeurs d'assurer leur pérennité économique. La plus radicale, mais pas la plus évidente, serait d'abandonner la technologie de Google pour celle d'un concurrent comme Smart ou Xandr. "Il y a effectivement des éditeurs qui envisagent cette option, estimant qu'ils ne peuvent pas avoir comme partenaire principal un acteur qui fait disparaître 30 à 40% de leur inventaire", constate Paul-Antoine Strullu, directeur général de Xandr pour l'Europe du Sud. Rares sont toutefois ceux qui poussent la réflexion bien loin… D'abord parce qu'il y a des échéances contractuelles qu'il faut bien respecter. Mais aussi parce que la transition est aussi lourde d'un point de vue technologique qu'humain. "C'est un boulot énorme", confirme Sébastien Noël, le directeur des activités digitales de M Publicité. Ça l'est d'autant plus que ça implique de reparamétrer tout son accès à la demande Google, les intégrations entre les autres adservers du marché et l'offre de Google Adex n'étant pas optimales.

Pas surprenant, dans ces conditions, qu'aucun éditeur n'ait sauté le pas. D'autant qu'ils sont nombreux, à confesser sous couvert d'anonymat, espérer que Google fasse marche arrière. "Je n'imagine pas une seule seconde qu'il ne nous propose pas une solution satisfaisante au bout du compte", confirme l'un d'entre eux. Il faudrait pour cela que Google accepte de faire fonctionner son outil Limited Ads lorsque l'utilisateur dit non à aux finalités 2,7, 9 et 10 du TCF. Ce qu'il se refuse à faire pour l'instant, arguant qu'il a besoin des cookies pour mesurer les impressions diffusées via GAM…

Ils sont donc nombreux, en attendant un éventuel revirement, à pencher pour une configuration hybride, avec GAM comme adserver primaire, et une autre technologie qui sera appelée lorsque l'utilisateur dit non, pour lui diffuser des publicités non ciblées, qu'il s'agisse d'auto-promo, de ventes gré à gré voire d'open auction. C'est beaucoup moins chronophage qu'un changement d'adserver. "On peut déployer notre solution de monétisation du trafic non consenti en trois semaines", promet Véronique Pican, la patronne de Smart en France. Mais ce n'est pas sans ajouter quelques contraintes opérationnelles. "Il faut que le second adserver soit capable de dupliquer le mapping des ad units qui a été fait dans GAM", ajoute Adrient Rouget, data analyst chez Pubstack. Smart assure toutefois que c'est une formalité. Imbriquer deux adservers, ça a déjà été fait dans le cadre de l'alliance Skyline entre le Figaro, qui est chez Xandr, et Le Monde, qui est chez GAM. "Tout devient plus compliqué, qu'il s'agisse de faire une simple blacklist ou de faire son forecasting", prévient Paul-Antoine Strullu. Le dirigeant estime qu'elles sont à peine trois ou quatre régies à avoir les compétences pour faire fonctionner ce double système en France. Il recommande donc aux autres de déléguer l'affichage de la publicité à leur wrapper header bidding, lorsque Google ne veut pas être appelé. Le patron de Xandr y voit l'occasion de repenser la place de l'adserver dans la chaîne de valeur, qui ne serait plus la gare de triage où tout se décide. "Prebid ne se contente dans cette configuration plus uniquement de la mise en compétition, il gère aussi l'affichage."

Dans cette course contre la montre, les régies du Monde, M Publicité, et de la PQR, 366, sont les deux premières à avoir tiré, en annonçant se tourner vers l'offre de Smart pour monétiser les impressions non consenties. "Ça va nous permettre de pousser toutes nos offres d'auto-promotion à nos lecteurs", justifie Sébastien Noël. "Ça rajoute de la complexité dans l'avant et l'après-vente mais on estime que cela vaut le coup", ajoute le DGA en charge du digital chez 366, Luc Vignon. C'est bien là tout le cœur du sujet : est-ce que la complexité opérationnelle qu'impose le recours à un deuxième adserver est justifiée par les points de marge supplémentaire qu'il permet d'aller chercher ? "Oui, assure Véronique Pican. D'autant qu'il suffit de rajouter un trafic manager pour gérer ça." "Il est encore tôt pour y répondre", estime de son côté le fondateur de Pubstack, Loïc Sfiligoi. Car il faudra notamment voir si les SSP et DSP répondront favorablement à cet afflux massif de bid requests dépourvues de toute data… et à quel prix.

Chez Pubstack, on observe que les impressions pour lesquelles il y a un refus ou une absence de consentement se vendaient à 40% du CPM moyen du marché

Le patron du trading desk ZBO Media, Antoine Saglier, n'est pas inquiet en ce qui concerne le premier point. "On achète déjà pas mal d'emplacements dans une logique de media planning à l'ancienne. Il y a une vraie demande pour ce type d'impressions." Rappelons que les premières impressions publicitaires générées par la visite d'un nouvel internaute sont toujours dépourvues de data, l'éditeur venant tout juste de déposer son cookie. Luc Vignon y voit même une opportunité marketing pour certains annonceurs qui, en visant ces audiences qui refusent les cookies, "s'assurent de toucher des populations très sensibles au sujet de la protection de la vie privée." Une réflexion qui laisse pantois l'un de ses concurrents. "Quel annonceur voudra diffuser ses campagnes auprès d'une population qui, en refusant les cookies, manifeste son mépris envers les publicités ?" Sur le second point, celui de valeur de telles impressions, c'est encore plus flou. Antoine Saglier reconnait que "les publicités non ciblées ont l'avantage d'être beaucoup moins onéreuses". A quel point ? Chez Pubstack, on observe que les impressions pour lesquelles il y a un refus ou une absence de consentement se vendaient à 40% du CPM moyen du marché. Une statistique que la société appelle à prendre avec des pincettes, du fait de la faiblesse de son échantillon. Chez Moneytizer, plateforme de monétisation des petits et moyens sites, la chute peut aller jusqu'à 50%. "On voit de plus en plus de SSP qui essaient de packager ça comme ils peuvent, avec du ciblage sémantique ou contextuel", observe le COO de la plateforme, Paul Mettetal. "Le ciblage contextuel permet de valoriser ces impressions, avec des CPM beaucoup moins dégradés que ce que l'on craignait", assure de son côté, Véronique Pican. Le constat semble partagé par Reworld Media, qui a déjà appliqué les lignes directrices de la Cnil sur deux de ses sites. "On voit certes une baisse de 30 points du taux de consentement… mais l'impact sur nos revenus n'est que de 5%", témoigne le patron du digital du groupe, Jérémy Parola. C'est bien évidemment embêtant dans un secteur où les points de croissance valent cher mais on est loin de l'apocalypse un temps redoutée. "C'est un peu comme pour l'entrée en vigueur du RGPD où nous annonçait un énorme séisme. Au final ça ne s'est pas si mal passé car le secteur est résilient", rassure Loïc Sfiligoi. A condition toutefois d'être transparent. "Il va falloir établir une relation de confiance avec les annonceurs, la mesure de la performance étant fortement affectée pour ce trafic sans consentement", prévient Sébastien Noël.

"On voit certes une baisse de 30 points du taux de consentement… mais l'impact sur nos revenus n'est que de 5%"

Les médias les plus sceptiques ont une dernière possibilité. S'inspirer de leurs homologues allemands et mettre en place un cookie wall qui donne deux choix à l'internaute : accepter les cookies ou les refuser… mais sortir le porte-monnaie. Une offre payante qui fait, en réalité, office de repoussoir, l'internaute privilégiant finalement quasi systématiquement l'option où il n'a pas à faire chauffer la carte bleue. L'option a pris corps en même temps que le Conseil d'Etat a décidé que la Cnil ne pouvait légalement pas interdire les cookies walls, contraignant cette dernière à mettre un peu d'eau dans son vin sur le sujet. "On échange avec la Cnil sur un certain nombre de propositions", confirme le président du Geste, Bertrand Gié. Parmi celles-ci, l'option adoptée par Le Monde, qui fait le pari de dégrader l'expérience de navigation à ceux qui refusent les cookies, en leur proposant sur une bonne partie de la page un bandeau leur rappelant l'importance de la publicité ciblée dans le modèle économique et la possibilité, s'ils ne veulent pas de publicité, de s'abonner. Le quotidien du soir aurait échangé avec la Cnil sur la légalité d'un tel dispositif, sans toutefois réussir à obtenir une validation officielle. "L'objectif, c'est d'obtenir un accord formel sur une ergonomie et un modus operandi que la Cnil certifierait conforme", poursuit Bertrand Gié. Un objectif qui peut paraître ambitieux quand on sait qu'il existe au sein même de la Cnil plusieurs lignes. "La responsable du secteur économique de la Cnil, Clémence Scottez, multiplie les échanges avec les éditeurs. Mais elle a une ouverture que certains, aux départements des sanctions, n'ont pas", confirme un éditeur.  On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi la Cnil peine à se positionner. Il y a pourtant urgence au vu des délais nécessaires au déploiement d'un dispositif de cette taille… La bonne nouvelle, c'est que les membres de l'UE planchent sur un projet de loi validant le concept de cookie wall, à condition que le site concerné propose une autre alternative.

Il semble toutefois illusoire d'imaginer l'ensemble des médias français s'entendre sur une position commune alors qu'au sein même de certains groupes, on peine à se mettre d'accord sur une ligne directrice. "L'option cookie wall n'est pas viable pour toutes nos marques médias. Les situations du Monde, qui est très fort sur l'abonnement, et du Huffington Post, qui n'a pas d'offre payante, n'ont rien à voir", justifie Sébastien Noël. Un constat confirmé par Jérémy Parola. "Sur un site à forte audience, financé par la publicité, je préfère vendre à la casse, plutôt que d'écraser mon audience avec un cookie wall." Car mettre en place un cookie wall, c'est aussi prendre le risque de faire fuir une partie de son audience. Avec les répercussions que l'on connait en termes de SEO (un fort taux de rebond) et de monétisation. "Ça me semble trop dangereux pour un média comme le nôtre, dont l'information se retrouve en deux clics ailleurs", reconnait un patron de régie. C'est ici encore une question d'arbitrage financier. La perte d'une partie de son audience, financée par une publicité a priori moins bien vendue, est-elle compensée par l'apport de nouveaux abonnés et l'augmentation du taux d'opt-in ?

"On va sans doute perdre 10 à 15% de notre audience début avril mais on estime que si la plupart des médias font comme nous, les internautes seront de plus en plus nombreux à accepter le deal"

Chez Prisma Media, où l'on a pourtant un modèle très axé sur la publicité, le choix semble fait. "Au vu des frais d'adserving et de production de contenus inhérents à nos sites, on pense qu'une audience qui refuse d'être ciblée nous coûterait plus cher que ce qu'elle nous rapporte", répond David Folgueira, directeur exécutif adjoint de Prisma Media. Le site devrait proposer à ses internautes d'accepter les cookies ou de payer un montant qui reste à définir. Son dirigeant ne se fait néanmoins aucune illusion sur les retombées de cette offre payante nouvellement créée. "Oui, on va sans doute perdre 10 à 15% de notre audience début avril mais on estime que si la plupart des médias font comme nous, les internautes seront de plus en plus nombreux à accepter le deal." Surtout, il estime que ne pas mettre en place de cookie wall, c'est prendre le risque de faire grimper son audience non consentie, et donc nuire fortement aux revenus de son site, l'internaute qui refuse les cookies accédant aux mêmes services que celui qui les accepte.

A moins d'un mois de l'échéance, beaucoup reste donc à faire… et beaucoup de choses pourraient changer, au gré des prises de position de la Cnil ou de l'interprofession. Tous les patrons de site interrogés s'accordent en revanche sur un point : ils ont intérêt à travailler conjointement pour expliquer le modèle économique de leur site, qu'il soit basé sur la publicité ciblée ou le payant. Plutôt que de se contenter d'interfaces austères, qui reprennent le wording ésotérique du marché, ils sont fortement incités à reprendre le code et le ton de leur propre média pour convaincre les internautes du bien-fondé de leur démarche. C'est nécessaire pour leur faire comprendre le prix de l'information, qu'il s'agisse d'un cookie déposé sur leur navigateur ou d'un paiement de quelques euros…

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de mars , un dossier sur l'arrivée des nouvelles règles de la Cnil, une interview de Cofidis sur l'après cookie tiers, un dossier sur le succès des AppClips, une focus sur Loghora et le baromètre du programmatique