Trop tech, pas assez business, Tezos peine à se démocratiser

Trop tech, pas assez business, Tezos peine à se démocratiser Le protocole blockchain cofondé par le français Arthur Breitman recense seulement 11 000 transactions par mois... mais sa valorisation dépasse les 2 milliards de dollars.

C'est un des protocoles blockchain les plus médiatisés après les stars Bitcoin et Ethereum. Imaginé en 2014 par le français Arthur Breitman et sa femme Kathleen, Tezos a fait parler sur plusieurs tableaux : levée de fonds en crypto-monnaies record, class action aux Etats-Unis, conflits internes… Le réseau, lancé en version bêta en juin 2018, a aussi son lot d'éloges, en particulier d'un point de vue technologique. Tout d'abord, parce que c'est un des premiers protocoles qui utilise la preuve d'enjeu (ou proof of stake), une méthode de validation des blocs de transactions qui consiste à prouver la propriété d'un certain montant de crypto-monnaies. Mais aussi parce que son modèle de gouvernance permet aux détenteurs de jetons Tezos de participer activement aux décisions liées au protocole. Enfin, le langage des contrats intelligents (ou smart contracts) est plus centré sur des questions de vérification et de sécurité que de performance. 

"Leur langage est très dur à adopter mais c'est ce qui fait qu'il est très sécurisé. C'est un élément de réassurance dans le secteur de la banque et l'assurance", souligne Christophe Doré, CEO de Moneytrack, start-up spécialisée dans le paiement qui a opté pour Tezos. "Quand une entreprise veut créer de vraies applications, elle a besoin de savoir que la blockchain va continuer à tourner, que s'il y a des problèmes de scalabilité, ils vont être vite réglés grâce aux processus d'amendement (système de votes pour changer des règles, ndlr)", ajoute de son côté Sajida Zouarhi, chief technology strategist chez Nomadic Labs, centre de R&D spécialisé sur Tezos. "C'est très intéressant de voir que c'est la première blockchain proof of stake qui commence à avoir une utilisation décente, tout en gardant une résilience et une sécurité importante. Plus de 400 entités se battent pour valider les blocs, cela témoigne d'une bonne santé du réseau", constate Pierre Laurent, cofondateur d'Atka, cabinet spécialisé en blockchain. "Mais il va encore falloir tester la chaîne avec des gros volumes", complète-t-il.

"Tezos a le potentiel pour faire partie des premières blockchains en terme de valorisation"

Aujourd'hui, seulement 11 000 transactions sont enregistrées en moyenne par jour sur la blockchain Tezos, contre environ 600 000 sur Ethereum. Rien de très anormal puisqu'Ethereum a été lancé en 2015. En revanche, l'activité de trading du token de Tezos, le XTZ, est bien plus dynamique. Selon le site spécialisé Messari, plus de 25 millions de jetons sont échangés sur les exchanges cryptos par jour pour l'équivalent de près de 77 millions de dollars. Il y a donc clairement un écart entre l'usage et l'activité du réseau. Tezos est aujourd'hui valorisée plus de 2 milliards de dollars, ce qui l'a fait récemment entrer dans le top 10 des crypto-monnaies. A titre de comparaison, Ethereum est de son côté valorisé 30 milliards de dollars. "Tezos a le potentiel pour faire partie des premières blockchains en terme de valorisation en raison de ses propriétés. Elle devrait même être au-dessus de celle d'Ethereum", assure Fabrice Le Fessant, ancien de Tezos. Le nombre de développeurs Tezos n'est en revanche pas aussi précis. Dans son rapport annuel, la fondation Tezos assure avoir formé plus de 1 300 développeurs en ligne en 2019. "Ce ne sont pas forcément des développeurs actifs", estime un entrepreneur du secteur, qui a lui-même suivi la formation. Nomadic Labs assure avoir de son côté formé 95 personnes à ce jour.

Par conséquent, très peu d'entreprises sont opérationnelles sur Tezos, préférant encore Ethereum, réseau plus ancien et plus répandu dans le monde. Quelques start-up comme les français Moneytrack et Equisafe (tokenisation dans l'immobilier), ont sauté le pas. La gendarmerie nationale est l'un des rares grands noms à avoir implémenté un smart contract Tezos. Le centre de lutte contre les criminalités numériques utilise la blockchain publique pour la gestion de certaines notes de frais. Tezos est surtout très proche de plusieurs entités académiques partout dans le monde. "Une des idées fondamentales de Tezos est que c'est une chaîne qui peut s'améliorer avec le temps grâce au choix de la communauté. Pour s'améliorer, il faut des innovations techniques et scientifiques. C'est pour cela que la recherche est essentielle pour Tezos", soutien Arthur Breitman. Début 2020, Nomadic Labs a notamment signé un partenariat avec l'Inria. Rien d'étonnant puisqu'une grande partie des membres du centre de R&D sont issus… de l'Inria.

"Ils sont incapables de mettre une once de marketing à leur protocole"

A vouloir trop se focaliser sur l'académique, Tezos délaisse un peu les entreprises. "Les 30 000 personnes qui forment l'écosystème de Tezos (dont les contributeurs à la levée de fonds, ndlr) sont de vrais fans de la technologie, un peu comme chez Apple, mais ce sont majoritairement des gens issus de la tech ou de la recherche et assez peu connectés avec le business, ce qui est assez pénible quand vous montez une boîte", regrette Christophe Doré. "Ils sont incapables de mettre une once de marketing à leur protocole. De l'autre côté Joseph Lubin (cofondateur d'Ethereum, ndlr) arrose tout le monde, que ce soit les institutions, les start-up et les intégrateurs", ajoute-t-il. Le cofondateur d'Ethereum a créé en 2014 Consensys, une entreprise hybride qui comprend un start-up studio, un département de services et conseils aux entreprises, et une école qui forme les entreprises et développeurs à Ethereum. "Ce n'est pas dans mes cordes", lâche Arthur Breitman. "Je ne connais pas trop de projets de Consensys qui ont eu du succès. Il y a surtout des POC avec des entreprises sur des blockchain privées", ajoute-t-il. Avec la baisse du cours de l'ether, la société a annoncé début février 2020 réduire de 14% ses effectifs mais elle peut toujours compter sur ses 19 bureaux répartis à travers le monde.

Ce manque de connexion avec le monde de l'entreprise a en partie donné naissance à un protocole concurrent en septembre dernier : Dune Network. En partie, car des désaccords financiers ont aussi poussé une partie des ingénieurs à quitter le projet d'Arthur Breitman "Les ingénieurs qui avaient beaucoup travaillé sur l'ICO s'attendaient à avoir une belle prime. Or, on s'est un peu moqué de nous en nous proposant 50 000 euros à partager dans l'équipe", s'agace Fabrice Le Fessant, désormais président d'Origin Labs, principal studio de développement de Dune, permettant entre autres de créer des blockchain privées, plus demandées par les entreprises. Arthur Breitman ne souhaite faire aucun commentaire lié à Dune Network.

Une trésorerie bien fournie

La fondation de Tezos, basée en Suisse, dispose d'une belle trésorerie issue de l'ICO (initial coin offering), qui avait permis de lever l'équivalent de 234 millions d'euros à l'époque, bien avant que le bitcoin atteigne son plus haut niveau fin 2017 (près de 20 000 dollars). D'après son rapport biannuel, la fondation de Tezos détenait l'équivalent de 652 millions de dollars fin juillet 2019. Presque tous les ethers collectés (environ 361 000) ont été convertis.

Entre juillet 2018 et juillet 2019, la fondation a distribué des fonds à 62 entités ou projets à travers 23 pays pour un montant de 37,4 millions de dollars. Environ 14,8 millions de dollars ont été distribués au monde de la recherche, 14,1 millions pour la communauté (développeurs, entités de Tezos à l'étranger…) et 8,5 millions pour les entreprises. En France, Edukera (assistant de démonstration mathématique destiné à l'enseignement), l'Inria, France IOI (site d'entraînement à la programmation et l'algorithmique), Nomadic Labs ou encore Ledger ont reçu des financements de la fondation. Moneytrack n'a quant à lui jamais perçu d'aide financière de la fondation. "On avait besoin d'un coup de main car mes développeurs n'avaient pas appris le langage de Tezos, qui est très lourd et très long à coder. Et comme on est une start-up, pendant qu'on perd du temps, on perd de l'argent. Heureusement que Nomadic Labs nous a aidé de façon informelle", se souvient Christophe Doré. Business friendly or not, les adeptes de Tezos peuvent au moins compter sur la solidarité de la communauté.