Dans le titre-restaurant, la guéguerre des cartes

Dans le titre-restaurant, la guéguerre des cartes Depuis le premier confinement, le taux de pénétration de la carte a fortement augmenté dans le secteur. Mais les chiffres communiqués sont discutables.

La crise sanitaire va-t-elle tuer le titre restaurant papier ? Elle semble en tout cas accélérer sa disparition au profit de la carte. Chez les quatre acteurs historiques du secteur, Apetiz (Natixis), Edenred, Sodexo et Up, le premier confinement a été un déclencheur pour de nombreux clients, dont les salariés se sont retrouvés 100% en télétravail. "Certaines entreprises ont connu des difficultés logistiques. Elles ne pouvaient pas recevoir et acheminer les titres restaurant papier jusqu'aux bénéficiaires. Elles ont donc pensé que c'était le bon moment pour passer aux titres dématérialisés", explique Stephan Dixmier, directeur benefits de Natixis Payments. Une fois envoyée au bénéficiaire, la carte est rechargée automatiquement tous les mois. Et le bénéficiaire peut consulter son solde en ligne quand il le souhaite.

Chez Up, le nombre de porteurs de carte a presque doublé depuis la mi-mars, pour passer de 250 000 à 400 000, indique l'entreprise. Même croissance (+60%) chez Sodexo depuis mars 2020. Apetiz a de son côté enregistré une hausse de 65% d'émissions de titres dématérialisés. "Cette situation ne s'est pas concrétisée pendant le confinement mais après, le temps de prendre conscience du sujet. Depuis la rentrée, le rythme de déploiement de nos cartes est très élevé", indique pour sa part Julien Tanguy, directeur général d'Edenred France, qui revendique désormais 1,4 million de porteurs de carte à ce jour (sur 2 millions de bénéficiaires), le plaçant ainsi numéro 1 en nombre de titres restaurant dématérialisés.

"Depuis la rentrée, le rythme de déploiement des cartes Edenred est très élevé"

"Jusqu'à présent, notre taux de dématérialisation était freiné par certains grands groupes, qui, pour des raisons internes, ou par peur du changement, restaient sur le format papier. Là, ils commencent à prendre la carte", souligne côté Julien Anglade, directeur général France du groupe Up. Le challenger Swile, arrivé début 2018 sur ce secteur très fermé, vient justement de signer avec un grand groupe du Cac 40, dont le nom n'est pas communiqué. Ce qui lui permet d'atteindre le chiffre de 300 000 utilisateurs finaux (il ne propose pas de titres papier), contre 200 000 en mars. 

Au total, la France compterait donc environ 2,9 millions de porteurs de carte sur les 4,5 millions de bénéficiaires de titre restaurant. Selon les émetteurs, le taux de pénétration de la carte s'élèverait ainsi à 64,4%. Mais ce chiffre s'avère assez bancal. D'après la Commission nationale des titres restaurant (CNTR), la carte n'est toujours pas majoritaire. Mais aucun chiffre précis n'est communiqué par cette instance. Conecs, l'opérateur technique qui gère les transactions de cartes titre restaurant, l'équivalent du GIE CB dans le monde bancaire, estime que le taux de pénétration de la carte s'élève en réalité à 40%, soit 24 points de moins que les données communiquées par les émetteurs. 

L'ancienne PDG du groupe UP, Catherine Coupet, évoque quant à elle auprès du JDN une fourchette entre 30 et 40%. Alors, pourquoi un tel écart ? "La somme de petits excès de communication de chacun fait beaucoup plus à la fin", glisse l'ancienne dirigeante. "C'est une question très sensible, très politique", lâche Patrick Bouderbala, président de la CNTR. Le challenger Swile dénonce de son côté les chiffres transmis par les émetteurs. "A notre arrivée en 2018, la carte représentait 10% du marché. Aujourd'hui, elle est plutôt aux alentours de 30-35%. Et sur les 20 points, nous avons réussi à capter un contrat de dématérialisation sur deux, ce qui énerve certains concurrents", assure Loïc Soubeyrand, CEO de Swile.

"Quand nous parlons de porteurs de carte, il s'agit de personnes à qui nous avons envoyé une carte mais pas toujours des salariés à temps plein", se défend Apetiz. En effet, les émetteurs historiques ont également des sociétés d'intérim comme clients au sein desquelles la carte est fournie à des salariés qui travaillent à temps partiel ou sur des durées courtes lors d'une année. Le chiffre de 4,5 millions de bénéficiaires (donnée de la CNTR) est calculé de la façon suivante : le nombre de titres restaurant émis sur une année (environ 898 000 en 2019) divisé par le nombre de jours où un salarié travaille (environ 200), donc 4,5 millions temps plein. Mais même si on rajoute le nombre d'intérimaires, qui était de 714 000 fin septembre 2020 selon le ministère du Travail, on arrive à 5,2 millions de bénéficiaires, et donc 58% de taux de pénétration de la carte, toujours au-dessus des taux évoqués par la CNTR et Conecs.

"Cette tendance à la digitalisation est très timide. Cela fait 6 ans que le titre dématérialisé existe"

 

Cette bataille du chiffre cache une réalité assez simple : le passage au titre dématérialisé n'est pas facile, malgré les efforts de communication des émetteurs auprès de leurs clients. "Les taux de digitalisation sont très élevés dans les grandes entreprises, c'est moins le cas chez les PME qui sont moins disponibles pour traiter ce type de sujet", explique le patron d'Edenred France, qui revendique plusieurs "dizaines de milliers de clients PME". "Quand les salariés veulent rester au papier, il n'y a pas de changement possible. C'est en tout cas ce que je constate sur le terrain", abonde Patrick Bouderbala, de la CNTR. Le papier s'avère être beaucoup plus souple que la carte puisqu'il peut être transmis à des membres de sa famille ou permet de payer des sommes plus importantes en additionnant les tickets alors que le débit de la carte est limité au quotidien.

"Cette tendance à la digitalisation est très timide. Cela fait six ans que le titre dématérialisé existe", rappelle Catherine Coupet. La carte titre restaurant est apparue en 2014 suite à une réglementation qui a bousculé toute la profession. "Les quatre grandes entreprises du secteur, qui ont été très bonnes dans le papier pendant 50 ans, ont dû transformer tous leurs métiers. C'est plus difficile que ce qu'a fait Swile, qui a démarré d'une page blanche. Il n'a rien fait d'innovant mais fait parfaitement bien le métier", analyse Catherine Coupet.

Depuis l'arrivée de Swile ou Resto Flash (spécialiste du titre restaurant sur mobile), le secteur a multiplié les innovations : connexion aux plateformes de livraison, intégrations des wallets type Apple Pay, développement de programmes de fidélité… Autant de fonctionnalités qui ne suffiront pas forcément à atteindre 100% de titres dématérialisés. "Arriver à 80% va être facile. Le nombre de cartes émises et utilisées par les salariés a doublé en un an et je pense qu'on ça va continuer sur ce même rythme l'année prochaine. Mais atteindre 100% va être difficile", confie Vincent Toche, président de Conecs.

La seule solution serait de légiférer, ce qui s'est d'ailleurs passé en Belgique en 2016. La CNTR a entamé des discussions avec les autorités compétentes pour aller dans ce sens mais l'issue semble peu probable pour certains. "Je ne pense pas que les pouvoirs publics vont imposer une date. Je pense que ce seront les clients qui décideront", estime Julien Anglade. "A ce rythme, dans trois ans, presque tout le monde sera passé à la carte", ajoute-t-il. Les émetteurs ont une autre deadline en tête : la fin du plafond quotidien de 38 euros (instauré en juin 2020, suite au premier confinement) le 31 décembre 2020. La CNTR vient de demander au gouvernement de prolonger cette mesure au 31 juin 2021.  Une CNTR qui est par ailleurs condamnée à brève échéance, sa suppression étant prévue dans le projet de loi de finances pour 2020. Qui gardera les enfants ?