Comment la France a mis à l'arrêt ses start-up crypto

Comment la France a mis à l'arrêt ses start-up crypto Le législateur a imposé un nouveau statut, le PSAN, que le régulateur met de longs mois à accorder. En attendant, les prestataires ne peuvent plus exercer d'activité, enregistrer de nouveaux clients ou même faire leur publicité.

Le 18 décembre 2020 n'a pas marqué le début des vacances mais plutôt la fin de récréation pour les acteurs français de la crypto. A cette date, tous les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numériques pour le compte de tiers et/ou d'achat-vente d'actifs numériques devaient s'enregistrer auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF), après avis conforme de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), afin de démarrer ou poursuivre leurs activités. Cela pour obtenir un nouveau statut, baptisé PSAN (prestataire de services sur actifs numériques), créé dans le cadre de la Loi Pacte. Le but : s'assurer de "la mise en place d'une organisation, de procédures et d'un dispositif de contrôle interne propres à assurer le respect des obligations au titre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) et le gel des avoirs", comme l'indique l'AMF sur son site

Mais à ce jour, seuls dix acteurs ont été enregistrés et une trentaine de dossiers d'enregistrement sont en cours de traitement, d'après l'autorité française. Cinq acteurs, qui ne souhaitent pas témoigner publiquement par peur de froisser les régulateurs, assurent au JDN avoir déposé leurs dossiers il y 6, 8 ou même 10 mois. Et aucune lumière n'apparait au bout de ce tunnel réglementaire.

"Les régulateurs sont très compétents mais ils ne sont pas dimensionnés pour accueillir autant de flux"

 

La pandémie, et donc la généralisation du télétravail, n'ont pas facilité les échanges entre régulateurs et entreprises. Mais pas que. "Les régulateurs sont très compétents mais ils ne sont pas dimensionnés pour accueillir autant de flux", assure William O'Rorke, avocat chez ORWL, cabinet spécialisé dans la crypto et la blockchain qui accompagne plusieurs entreprises dans l'obtention de leur statut PSAN. "Nous-mêmes, nous n'étions pas dimensionnés pour ça. En quelques mois on est passé de 3 à 8 avocats", complète-t-il.

L'AMF indique au JDN traiter les dossiers en fonction de leur date d'arrivée et qu'aucun dossier n'est traité en priorité. "Un PSAN dont le dossier est bien préparé et qui aurait anticipé les problématiques juridiques et techniques pourra toutefois être enregistré plus rapidement qu'un PSAN dont le dossier nécessiterait de nombreuses interactions avec les autorités", précise le régulateur. La majorité des dossiers qui ont obtenu le fameux graal sont des courtiers, un modèle bien connu par le régulateur. Alors que certaines proposent des services bien plus complexes. "C'est une bataille juridique car la loi n'a pas défini nos services alors qu'on nous impose une réglementation", se désole un entrepreneur.

Concurrence déloyale ? 

Problème, ne pas avoir son enregistrement a des conséquences lourdes sur la vie de l'entreprise. Plusieurs prestataires crypto ont été sommés par le régulateur de cesser leurs activités depuis le 18 décembre 2020. "La situation est assez critique pour certains", confie Simon Polrot, président de l'Association de développement des actifs numériques (Adan). Le cabinet ORWL compte cinq entreprises clientes en situation de fermeture administrative "Ils n'ont aucun scrupule à tuer un business", s'indigne le patron d'une entreprise, qui a décidé de braver l'interdiction et continuer à exercer son activité.

D'autres sociétés peuvent continuer à tourner mais n'ont pas le droit d'accepter de nouveaux clients, de communiquer et promouvoir leur activité. C'est le cas notamment de la plateforme de crowdfunding Kriptown, le spécialise de l'investissement dans la blockchain et les crypto Just Mining ou encore du courtier Deskoin. Comment s'explique cette différence de traitement ? Dans un communiqué commun de l'AMF et l'ACPR datant du 23 novembre 2020, il est indiqué que pour "les prestataires ayant déposé leur dossier de demande d'enregistrement en temps opportun et dont la procédure d'enregistrement serait très avancée, les autorités pourront tenir compte de leur situation au cas par cas."

"Cela a stoppé notre croissance mais ça ne nous met pas en danger car nous sommes des acteurs historiques"

 

Quelle que soit leur situation, les entreprises en attente d'enregistrement sont pénalisées alors que le marché est en plein boom. "Cela a stoppé notre croissance mais ça ne nous met pas en danger car nous sommes des acteurs historiques", explique Julien Henrot-Dias, CEO de Deskoin et associé de Just Mining (membre du même groupe, ils ont déposé des dossiers communs). "Beaucoup de services comme le staking (l'immobilisation d'une quantité de cryptomonnaies dans le but d'obtenir des intérêts, ndlr) dépendent de la publicité en ligne car ce sont des secteurs très concurrentiels. Certains ont tourné des campagnes Youtube qu'ils ne peuvent même pas sortir", illustre William O'Rorke.

Pendant ce temps les acteurs étrangers peuvent, quant à eux, continuer à encaisser. Avoir un site ou une application en français ne sont pas des critères suffisants pour entrer dans le champ du régime PSAN comme le rappelle l'AMF dans sa position du 22 septembre 2020. En revanche, le régime PSAN peut être imposé aux acteurs étrangers s'ils visent directement le public français. Abracadabra : les plateformes internationales ont donc supprimé leur site en ".fr" pour contourner la réglementation et continuer à onboarder de nouveaux clients. C'est le cas notamment de la grosse plateforme américaine Coinbase et Kraken. "On tape sur les petits acteurs français alors qu'on a voulu jouer le jeu", dénonce un entrepreneur du secteur. 

Aucune visibilité

Cette situation peut durer encore un moment. Car l'écosystème pointe une irrégularité concernant le délai d'instruction de six mois prévu par la loi Pacte à compter de la réception d'un dossier complet. Si au bout de ce laps de temps le régulateur n'a pas pris de décision, cela signifie que le dossier est implicitement accepté. Mais difficile de savoir quand un dossier est complet à en croire nos interlocuteurs. "Le régulateur ne délivre jamais de récépissé quand un dossier est complet. En fait, on peut se retrouver en situation PSAN éternellement", dénonce William O'Rorke. "On ne sait jamais quand le dossier est vraiment complet, c'est-à-dire quand la période des six mois démarre, car il faut faire beaucoup d'allers-retours", confirme un entrepreneur qui a obtenu le statut. Même son de cloche chez un autre dirigeant du secteur : "Nous avons déposé notre dossier depuis près de six mois, l'AMF n'a jamais répondu en disant que le dossier était complet. Le délai légal n'a jamais pu commencer à s'entamer".

Ce à quoi l'AMF répond : "La plupart des dossiers présentés aux autorités sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autorités ne comportent pas toutes les pièces requises par la réglementation. Sur le fond, les éléments communiqués ou dispositifs du PSAN présentent régulièrement des lacunes, notamment en matière de réglementation sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme." Et d'ajouter : "Les porteurs de projets sont dans la plupart des cas de jeunes sociétés non familières des procédures du régulateur, avec des moyens et des équipes limités. Le degré de compréhension de la réglementation LCB-FT varie beaucoup d'un acteur à l'autre". De fait, les entreprises ne sont pas égales sur ce terrain, certaines ayant un petit département de conformité, à l'instar de Coinhouse, et d'autres un CEO qui a dû s'emparer du sujet. 

De plus, les allers-retours pour compléter un dossier peuvent durer longtemps. Très longtemps. "Nous recevons régulièrement des mails avec une vingtaine de questions. On répond sous cinq jours. Mais eux répondent plutôt sous deux mois", déplore un acteur du secteur. "Parfois on avait l'impression, qu'ils posaient les mêmes questions mais avec des formulations différentes", s'étonne un autre dirigeant. A quand la dernière réponse, le dernier mail ? "Nous n'avons pas de visibilité. Nous ne savons pas si nous aurons notre enregistrement demain, dans deux semaines ou dans trois mois. On aurait pu mettre entre temps des salariés en chômage partiel et optimiser les coûts", proteste Julien Henrot-Dias. "Je pensais que cette situation allait vite se terminer, un peu comme le confinement", soupire William O'Rorke. On fêtera bientôt les 1 an du premier confinement…