La surveillance des personnes politiquement exposées de plus en plus critique

Frédéric Boulier, responsable Lutte Anti Blanchiment Europe chez NICE Actimize, décrit la complexité et analyse les enjeux du contrôle des avoirs des PPE.

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Frédéric Boulier, responsable Lutte Anti Blanchiment Europe chez NICE Actimize. © NICE Actimize

Avec les bouleversements politiques en Afrique du Nord, on perçoit dans l'opinion publique dont les médias se font écho, des interrogations fortes sur le fonctionnement des systèmes financiers considérés comme opaques et responsables de tous les maux économiques et sociaux, sentiment amplifié par les scandales associés, à tort ou à raison, à la crise financière de 2008. L'une de ces interrogations se concentre sur le fonctionnement des institutions financières face aux avoirs des dirigeants politiques aujourd'hui attaqués ou chassés de leur pays. Le gel desdits avoirs procède de décisions à plusieurs niveaux : international (Nations Unies), européen et français. Une telle mesure est exigée lorsque, précisément, les personnes concernées sont connues pour leur soutien financier actif ou passé avec le terrorisme. Il s'agit également d'une mesure de précaution pour éviter que des actifs soient utilisés pour alimenter des milices ou des armées privées dans le cadre d'une tentative de reprise du pouvoir.

La criminalisation du blanchiment d'argent n'a "qu'une" vingtaine d'années.

Il est utile de rappeler que la criminalisation du blanchiment d'argent n'a "qu'une" vingtaine d'années. Pendant ce laps de temps, les acteurs du marché bancaire et financier ont dû se former, aménager des budgets, déterminer les contraintes, moderniser leurs structures et marcher de concert avec leurs régulateurs et organismes de tutelle, pour se mettre en conformité avec les règles s'imposant à eux. Parallèlement, les définitions se sont affinées, les pratiques suspectes sont mieux identifiées, les outils de contrôle et de détection ont gagné en puissance et en précision et s'étendent sur la planète entière. Si on considère que l'on part de loin et si l'on observe le système international aujourd'hui, on peut dire sans satisfaction déplacée que du chemin a été parcouru mais qu'il en reste encore beaucoup à faire.

Pour revenir à l'actualité, comment savoir ce que représentent et où se cachent les avoirs des dirigeants mis en cause et susceptibles de recouvrir, notamment, au blanchiment d'argent ? Cette question nourrit de nombreux fantasmes et il est essentiel de lui donner une réponse claire et sans ambigüité. La première chose à savoir c'est qu'un responsable politique n'est pas, au sein d'une institution bancaire, un client comme un autre. Par ses fonctions et ses responsabilités, il est considéré comme une personne politiquement exposée (PPE). Ses comptes doivent faire l'objet d'une surveillance et d'un contrôle particuliers car ils peuvent être l'objet de circulation de fonds potentiellement importants et pouvant résulter d'activités frauduleuses ou de tentatives de corruption.

Des sociétés identifient et actualisent sans cesse les connexions entre les membres des familles des dirigeants et les personnalités sensibles.

Cette surveillance ne se limite pas uniquement aux PPE, mais également à ses proches et aux acteurs économiques, financiers, avec lesquels cette personne a des liens établis, également susceptibles d'abriter une partie des capitaux ainsi accumulés. Des sociétés commerciales ont pour objet d'identifier et d'actualiser sans cesse les connexions entre les membres des familles des dirigeants et les personnalités sensibles avec lesquelles, au sein d'un conseil d'administration d'une société par exemple, ils peuvent être en contact et en affaires. Ces connexions sont réunies sous forme de listes vendues aux institutions bancaires qui ont alors la responsabilité de les comparer avec leur propre liste de clients.

A ce stade, comparer ces listes de PPE avec celles des clients d'un établissement financier reste un exercice délicat et ce, pour plusieurs raisons. La première et la plus importante, c'est qu'une même personne peut voir son nom écrit dans un grand nombre de variantes, par le jeu des translitérations entre alphabets (de l'arabe vers l'alphabet occidental, par exemple) et des permutations. Pour le seul nom de Mouammar Kadhafi, nous avons d'ailleurs dénombré près de 115 000 déclinaisons possibles en alphabet occidental à partir de son écriture en alphabet arabe : ajout d'un Al avant Kadhafi, remplacement du "Kh" initial par "Gh" ou même "Qu" comme cela est souvent le cas en anglais, doublement éventuel des consonnes etc. Et nous ne parlons même pas de l'intégration des autres prénoms !

Pour le seul nom de Mouammar Kadhafi, nous avons dénombré près de 115 000 déclinaisons possibles

Alors bien entendu, si M. Kadhafi se présente en personne dans un établissement financier, il sera sans aucun doute aussitôt identifié par le personnel, qui en informera aussitôt sa direction. En revanche, qui est capable d'identifier un de ses ministres en exercice, beaucoup moins connu, s'il venait à se présenter à un guichet pour ouvrir un compte, et dont le nom, du reste, peut tout autant faire l'objet de permutations et d'orthographes différentes ? Aujourd'hui, et compte tenu des événements politiques intervenus en Afrique du Nord, l'actualité brûlante en matière de lutte anti blanchiment et de financement du terrorisme concerne la traque des avoirs des dirigeants récemment déposés (MM. Ben Ali, Moubarak, Gbagbo) et de certains autres (M. Kadhafi notamment).

Identifier dans des listes comptant des millions de clients celui qui appartient à tel ou tel régime de tel ou tel pays n'est évidemment pas quelque chose de réalisable à l'œil nu ni manuellement. D'où la très grande nécessité pour les institutions financières de s'équiper de solutions informatiques puissantes capables de détecter ces personnes quelle que soit l'orthographe de leur nom, ainsi que les mouvements potentiellement suspects entre les comptes de ces personnes sensibles. Une fois mis en place, ces dispositifs, rendus en outre obligatoires par les textes, génèrent une alerte auprès des opérateurs des établissements financiers en question doivent alors étudier le cas. Pendant tout le temps que dure cette procédure, le compte est bloqué, aucune somme ne peut en sortir. Si la preuve est apportée qu'il s'agit de personnes apparaissant dans des listes de sanctions, l'établissement financier doit immédiatement en référer aux autorités. En France, il s'agit d'un département du Ministère des Finances. En fonction de l'actualité internationale, ce dernier émettra par le biais de son service Tracfin des recommandations spécifiques, comme c'est le cas pour la Tunisie, l'Egypte et la Libye à partir de son site internet. La complexité des enjeux et la réalité des situations dans ces pays ont un impact évident sur leurs institutions financières. C'est pourquoi lorsque les premiers troubles éclatent, de nombreuses précautions sont à prendre, comme d'éviter la fuite de capitaux et du blanchiment d'argent sous couvert d'exil, par exemple.

Les institutions bancaires ne sont pas toutes logées à la même enseigne en termes de mise en place de systèmes de détection

Attention cependant, les institutions bancaires ne sont pas toutes logées à la même enseigne en termes de mise en place de systèmes de détection. Pour des questions de coûts, de sensibilisation aux caractéristiques de ces systèmes, de culture, de pratiques bancaires et, de manière plus prosaïque, de marchés, elles n'avancent pas à la même vitesse et ne proposent pas les mêmes niveaux de sécurité, techniquement parlant. C'est connu dans le secteur des fraudes aux modes de paiement par exemple, à la carte ou au guichet automatique, où les niveaux de falsification sont variables en fonction de la sophistication des systèmes de contrôle et l'adoption des cartes à puce considérées plus sûres que celles uniquement à bande magnétique. On ne peut pas foncièrement parler de malhonnêteté ou d'inconscience, mais davantage du fait établi que le monde recouvre des réalités de développement diverses. C'est aussi, paradoxalement, ce qui permet aujourd'hui de tirer l'économie mondiale et d'encourager les nations avancées à soutenir et investir dans les pays émergents, lesquels en retour doivent renforcer la protection de leur système financier, pour rassurer, certes, mais surtout pour jeter les fondations d'une croissance saine, pérenne.

La logique qui sous-tend la création des PPE est également celle qui exhorte les administrations instables à faire le ménage et à respecter le droit international, pour éviter par exemple que des ressources indispensables à un essor démocratique ne soient en fait captées par des ex-responsables politiques plus soucieux de leur fortune personnelle que du bien-être du peuple qu'ils laissent derrière eux.