Puces : la lourde tâche du nouveau patron d'Intel
Si le poste est prestigieux, le défi est de taille. Après quelques mois de délibération, Intel vient de choisir son nouveau dirigeant, en la personne de Lip-Bu Tan, un ancien du conseil d'administration, avec un solide curriculum d'investisseur spécialisé dans l'industrie des semi-conducteurs.
Il reprend la barre à une période extrêmement difficile pour le géant américain, qui a affiché la plus grosse perte trimestrielle de son histoire au troisième trimestre 2024. Il y a cinq ans, Intel était l'entreprise de semi-conducteurs la mieux valorisée au monde, mais son titre s'est effondré de 50% depuis. Plusieurs raisons expliquent cette chute spectaculaire, en tête desquelles la propension de l'entreprise à rater les derniers virages stratégiques. Intel s'est particulièrement laissée distancer par AMD, et surtout Nvidia, sur les puces d'IA dédiées aux centres de données, utilisées pour entraîner les grands modèles linguistiques. "Intel a clairement loupé le train de l'IA. Leur GPU Ponte Vecchio, par exemple, n'est pas du tout utilisé pour faire de l'IA, mais plutôt du calcul intensif", commente Antoine Chkaiban, analyste chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marché.
Peut-être plus inquiétant encore, Intel perd des parts de marché sur son terrain historique, celui des puces informatiques dédiées aux ordinateurs, face à des rivaux comme AMD. Intel peine ainsi à transitionner sur les gravures de 10 nanomètres, tandis qu'AMD propose déjà d'excellentes puces de 7 et même 5 nanomètres, fabriquées par TSMC.
Une refonte stratégique en question
Pour donner un second souffle à l'entreprise, Pat Gelsinger, nommé en 2021, avait entamé une ambitieuse stratégie axée sur le développement de l'activité de fonderie (c'est-à-dire la production de puces pour des entreprises tierces, comme le fait TSMC). Un virage qui jouait intelligemment sur les atouts spécifiques d'Intel. Celui-ci est en effet le seul acteur américain des semi-conducteurs à ne pas avoir opté pour un modèle fabless, basé sur la sous-traitance de la production en Asie pour se focaliser sur le design. Intel possède ainsi toujours ses propres usines pour produire ses semi-conducteurs. Or, depuis la pénurie de puces causée par la pandémie et la montée des tensions entre Taïwan et la Chine, les Etats-Unis, tout comme l'Europe, cherchent à renforcer leur souveraineté numérique en relocalisant une partie de la production de semi-conducteurs. Un créneau sur lequel pensait pouvoir s'insérer Pat Gelsinger, en faisant de sa société le champion occidental de la production de puces souveraines.
Plusieurs projets d'usines ont dans la foulée été annoncés aux Etats-Unis et en Europe, profitant des deux "Chips Act" mis en place sur les deux rives de l'Atlantique pour soutenir la relocalisation de la production de ces composants informatiques ô combien stratégiques.
Ce plan comportait toutefois une faille : la création d'une usine capable de produire des semi-conducteurs de pointe coûtant entre 10 et 15 milliards de dollars et prenant plusieurs années, elle requérait qu'Intel investisse des sommes importantes sans retour sur investissement immédiat. Elle misait donc sur l'aptitude de Pat Gelsinger à convaincre les actionnaires et le conseil d'administration de faire preuve de patience et d'accepter des maux temporaires pour un plus grand bien futur. C'est sur ce dernier point que l'ancien dirigeant semble avoir échoué, puisqu'il a été évincé à la fin de l'année dernière. Lip-Bu Tan se trouve donc face à un dilemme cornélien : poursuivre la stratégie de son prédécesseur, sachant que ce n'est visiblement pas ce que souhaitent ceux qui l'ont mis à la porte, ou changer radicalement de cap, en abandonnant par exemple l'activité de production d'Intel, au risque de perdre les investissements réalisés pour doper cette activité.
Un nouveau contexte
Né en Malaisie, parlant couramment le mandarin et formé au prestigieux MIT, Lip-Bu Tan a rejoint le conseil d'administration d'Intel en 2022 avant de le quitter l'an dernier. Il compte à son actif une longue carrière d'investisseur, spécialisé notamment dans les semi-conducteurs, domaine où il a fait preuve d'un flair certain, misant très tôt sur le chinois SMIC, aujourd'hui le plus grand producteur de semi-conducteurs de l'empire du Milieu. Il a également siégé au conseil d'administration de plusieurs autres spécialistes des puces informatiques, et a dirigé entre 2009 et 2021 Cadence Design System, concepteur d'un logiciel pour le design des semi-conducteurs. Sous sa direction, le chiffre d'affaires de la société a plus que doublé.
L'un des grands défis qui se posent au nouveau patron d'Intel est que le contexte a radicalement changé depuis que Pat Gelsinger a décidé d'impulser sa nouvelle stratégie au groupe. A l'époque, les Etats-Unis étaient sous la présidence de Joe Biden, partisan de politiques d'investissement public volontaristes pour rapatrier la production de puces aux Etats-Unis. Trump, de son côté, a clairement fait savoir qu'il jugeait que ce n'était pas à l'Etat d'organiser cette relocalisation et qu'il comptait plutôt s'appuyer sur des droits de douane pour convaincre les acteurs de produire américain. Tout cela complique les choses pour Intel, qui a reçu près de 8 milliards de financements dans le cadre du Chips Act et comptait sur un soutien continu de la puissance publique pour mener à bien sa stratégie. Les Européens, eux, ont leur attention tournée vers la Russie et cherchent à muscler rapidement leur production militaire. La souveraineté autour des semi-conducteurs pourrait dans ce contexte être reléguée au second plan, ce qui constituerait un autre camouflet pour l'entreprise américaine.
Cap sur l'IA
D'où l'idée de vendre l'activité de production à TSMC pour se concentrer sur le design, à l'instar de ses homologues américains. Une solution qu'avaient défendu plusieurs anciens cadres de l'entreprise dans une tribune cosignée dans le magazine américain Fortune au moment du départ de Pat Gelsinger. Et qui pourrait permettre à Intel de revenir dans le jeu, selon Stéphane Villard, Associé, leader du secteur Technologies, Media et Telecommunications de Deloitte France. "Intel a toutes les chances de pouvoir rebondir. Si l'entreprise décide de se focaliser sur le design, avec un focus moins important sur la production, elle pourrait revenir complètement à niveau."
Cependant, "selon la vision d'Intel, maîtriser l'ensemble de la chaîne de valeur permet aussi de concevoir des produits qui sont plus facilement industrialisables. Je ne suis pour cette raison pas certain que la conclusion de la réflexion en cours soit l'abandon total de la production", ajoute Stéphane Villard. Le nouveau dirigeant ne s'est pour l'heure pas exprimé dans un sens ou dans l'autre. Une vente à TSMC serait toutefois passée au peigne fin par les autorités anti-monopôle, et très probablement bloquée, d'autant que l'administration Trump affiche pour l'heure la même volonté que celle de Joe Biden de lutter contre les monopoles technologiques.
Quelle que soit la stratégie privilégiée, il est fort probable qu'Intel cherche à regagner du terrain sur les puces d'IA, selon Stéphane Villard. "Du point de vue des investisseurs, il est certain que disposer des puces dédiées à l'IA, compétitives et au bon prix, est un élément indépassable. Maintenant, il y a différentes architectures d'IA concurrentes, donc des besoins qui peuvent être différents, et il peut y avoir des positionnements sur l'un ou l'autre des segments."