Emmanuel Grégoire (Mairie de Paris) "La ville de Paris pourrait économiser 30 millions d'euros par an grâce au big data" 

Le premier adjoint d'Anne Hidalgo en charge de l'urbanisme et de la transformation des politiques publiques présente ses chantiers dans le numérique et la smart city.

JDN. Votre majorité a été reconduite aux élections municipales et vous-même continuez à votre poste. Quelles sont vos priorités dans le numérique et la smart city pour les six prochaines années ?

Emmanuel Grégoire est le premier adjoint de la maire de Paris Anne Hidalgo. © Joséphine Brueder / Ville de Paris

Emmanuel Grégoire. Nous travaillons sur le plan de transformation numérique de la ville. Le cœur de notre projet durant la mandature précédente était l'accélération des services numériques de la ville, la gestion de l'identité numérique et la gestion de la relation avec le citoyen dans une logique d'individualisation. Nous sommes vraiment montés en compétences sur ces sujets.

A présent, l'un de des gros sujets sera le désilotage de nos systèmes d'information industriels afin d'en extraire davantage de données et de les croiser. Nous avons des logiciels métiers sectoriels pour l'urbanisme, les questions réglementaires, les sous-sols, la propreté, la sécurité... Il y a une problématique d'accès aux données, car certains de ces logiciels ne nous permettent pas de les exporter, voire nous demandent de payer pour le faire. Certains de nos contrats avec des fournisseurs précisent déjà que ce sont nos données et que nous en faisons ce que nous voulons, mais d'autres pas encore. Nous redéfinirons ces contrats pour préciser que les éditeurs doivent créer une brique d'interopérabilité avec notre CMS open source Lutèce, sur lequel remontent toutes les données de la ville issues des différentes directions pour ensuite créer de nouveaux services, sites et applications. L'autre priorité sera la massification des méthodes de télétravail et des outils de travail à distance. Le covid a servi de crash test, à présent il faut accélérer.

Anne Hidalgo a promis pendant la campagne des municipales "d'instaurer un nouveau rapport de force avec les plateformes" et de faire davantage partager par les entreprises leurs données anonymisées. Comment cela va-t-il se traduire concrètement ?

Sur le rapport de force avec les plateformes, je vais être honnête, nous sommes sur le plan légal très démunis. Cela passe par un rapport de force politique ainsi qu'un lobbying législatif et réglementaire en essayant d'influer sur le gouvernement, ainsi qu'un regroupement d'intérêts avec d'autres villes dans des associations d'élus.

Au sujet des données, pour les acteurs avec lesquels nous avons une relation contractuelle, nous demandons des ouvertures de données automatisées. Avec les opérateurs qui ne sont pas sous contrat, c'est un travail partenarial, et j'avoue que ça ne fonctionne pas toujours. Il faut leur montrer que nous avons des intérêts communs. Pour les entreprises, cela peut être un intérêt de communication mais aussi un intérêt économique en stimulant l'innovation. Elles sont soucieuses de tout ce qui touche au secret commercial et au secret des affaires, mais sinon je les trouve plutôt ouvertes à ce sujet.

"Nous sommes démunis sur le plan légal face aux plateformes"

Etes-vous intéressé par les projets smart city qui centralisent et optimisent par le numérique un ensemble de services publics, comme à Angers et Dijon ?

Oui et non. Oui parce que cela a assez éveillé mon intérêt pour que je demande à ma DSI d'aller se renseigner à Dijon. Non car sur le fond je ne pense pas que ce modèle soit adapté à une ville de la taille de Paris. Notre plus gros marché public, celui sur l'éclairage, vaut un milliard d'euros à lui seul (les marchés globaux d'Angers et Dijon valent respectivement 178 et 105 millions d'euros, ndlr). Si nous y ajoutions d'autres services publics, nous arriverions à un méga contrat de 5 ou 6 milliards d'euros. Il ne serait pas souhaitable d'accorder autant de pouvoir à un seul prestataire. Nous préférons nous concentrer sur le désilotage de nos systèmes d'information industriels.

Paris renouvelle chaque année un marché de prestations d'intelligence artificielle et de big data, attribué en ce moment à la société Artelys. A quoi vous servent ces technologies ? 

Dans le secteur de la propreté, cela nous permet de développer des modèles prédictifs pour le ramassage des ordures, d'optimiser les flux des bennes ou même de réorganiser les tournées. Ces technologies nous aident aussi sur des problématiques RH. Par exemple, nos agents effectuant des activités physiques comme le ramassage des ordures ou le nettoyage des écoles deviennent inaptes au travail passé un certain âge, ce qui débouche sur des problématiques de reconversion. Une étude big data nous a permis d'identifier deux facteurs de risques, sans que nous puissions les expliquer pour l'instant : la distance entre le travail et le lieu d'habitation, ainsi que les parents élevant seuls leurs enfants. Nous ciblons les personnes présentant ces profils afin d'ajuster leurs horaires et rapprocher leurs missions de leur lieu de vie. 

Nous avons également lancé une étude big data, dont nous n'avons pas encore les résultats, sur le contrôle du système interne de facturation et de gestion des délais de paiement. Paris facture de nombreux services comme les activités sportives ou les crèches, avec des problématiques d'impayés, de factures en doublons ou bien qui ne partent pas. Il y a des trous dans la raquette. Nous estimons que nous pourrions récupérer 20 à 30 millions d'euros par an. 

Les grandes villes françaises tentent depuis plusieurs années de collaborer, notamment en mutualisant leurs développements informatiques. Y-a-t-il des progrès sur ce front ? 

"Nous partageons des briques technologiques avec Lyon, Marseille et Philadelphie"

Après une délibération en octobre, nous avons signé une convention qui nous a permis pour la première fois d'intégrer une brique technologique de Lyon. Il s'agit de son application IMR/Balmes qui cartographie les immeubles délabrés. Cette application reprenait elle-même certains modules de notre plateforme Lutèce. Nos services l'ont expérimentée avec succès et nous souhaitons à présente l'adapter pleinement à nos systèmes d'information. Marseille et Philadelphie ont également repris des briques disponibles sur Lutèce. Je reconnais cependant qu'il y a une barrière à l'entrée financière importante, car Lutèce est développé en Java, dont les coûts de développement sont plus élevés que d'autres langages de programmation.

Depuis l'année dernière, Paris dispose de son propre data center. Avez-vous vraiment l'échelle suffisante pour que cela vous coûte moins cher que de passer par un prestataire ?

A court terme, les frais sont à peu près équivalents, mais à long terme c'est beaucoup plus économique pour plusieurs raisons. D'abord, l'organisation d'un marché public sur le sujet est très dangereuse, car une fois ce marché terminé, si vous devez changer de prestataire, les frais de transfert peuvent s'élever à 1,5 million d'euros. Par ailleurs, la construction d'un data center passe sur les budgets d'investissements, alors que les abonnements cloud se font sur les budgets de fonctionnement, qui sont beaucoup plus tendus. Le modèle SaaS est très contraignant pour les collectivités et administrations. Et puis ce sont nos murs, si un jour nous décidons de faire un choix stratégique différent, le lieu nous appartient. C'est aussi une question de souveraineté, dans le flottement actuel des législations internationales comme le Cloud Act américain (qui oblige les entreprises américaines à fournir aux services de renseignement des données des utilisateurs hébergées sur leurs serveurs, même à l'étranger, ndlr).

Emmanuel Grégoire est le premier adjoint à la maire de Paris, en charge de l'urbanisme, de l'architecture, du Grand Paris, des relations avec les arrondissements et de la transformation des politiques publiques. Il est élu au conseil de Paris et adjoint à la maire depuis 2014. Pendant le premier mandat d'Anne Hidalgo, il est d'abord chargé des ressources humaines et de la modernisation de l'administration, puis du budget et de la transformation des politiques publiques. Auparavant, il a été chef de cabinet du premier ministre Jean-Marc Ayrault ainsi que chef de cabinet du précédent maire de Paris Bertrand Delanoë entre 2009 et 2012. Avant d'entrer en politique, il a fait carrière dans le conseil dans les secteurs de la technologie et de la santé.