Pourquoi les VTC peuvent doubler les fournisseurs de paiement
Uber a récemment demandé une licence d'établissement de monnaie électronique en Europe. De son côté, l'Asiatique Grab multiplie les fonctionnalités au sein de son wallet.
Le paiement est l'affaire de tous. Après les fintech et les Gafa, c'est au tour des VTC (pour voiture de transport avec chauffeur) d'accélérer sur ce secteur riche en données. L'Asiatique Grab s'est lancé mi-2016 avec un wallet. Baptisée GrabPay, cette solution intégrée à l'application du VTC permet de régler ses trajets, d'effectuer des paiements entre particuliers et payer des achats dans plus de 1 000 enseignes partenaires. De son côté, Uber a lancé sa propre carte de crédit gratuite fin 2017 en partenariat avec Barclays et Visa. Celle-ci propose du cash-back (de 1 à 4%) et offre un bonus de 100 dollars à l'utilisateur s'il dépense plus de 500 dollars au cours des trois premiers mois.
Le VTC américain a également demandé en début d'année un agrément d'établissement de monnaie électronique en Europe. En plus d'émettre et gérer de la monnaie électronique, ce statut lui permettrait de fournir des services de paiements. Enfin, Lyft a créé fin 2015 Express Pay, une plateforme de paiement en temps réel qui permet aux chauffeurs d'utiliser instantanément leurs revenus au lieu d'attendre deux à trois jours que les fonds soient transférés sur leur compte bancaire.
"Avec l'instant payment, les VTC vont pouvoir contourner le schéma traditionnel de Visa et Mastercard"
Ces initiatives ont toutes été motivées par le même constat : le besoin de s'affranchir des fournisseurs de paiement. "Les plus gros frais des VTC viennent des paiements. Passer par des providers de paiement coûte très cher", assure Pierre-Antoine Dusoulier, CEO d'iBanFirst, plateforme de paiement international dédiée aux PME. "En n'ayant plus recours à un tiers, les VTC peuvent faire plus de marge. Ils suppriment un coût additionnel sans faire baisser le prix des courses", confirme Jordan Graison, business developer chez Limonetik, une plateforme de gestion automatisée de moyens de paiement. Adyen, fournisseur de paiement d'Uber, facture une commission à chaque utilisation d'une carte de crédit. Celle-ci est composée d'une commission de l'acquéreur qui s'élève à 0,60%, des frais d'interchange et des frais de système de cartes. Au total, elle varie entre 0,9% et 1,10% pour les détenteurs de cartes Mastercard, Visa et autres cartes bancaires en Europe et aux Etats-Unis (sauf American Express pour laquelle la commission d'élève à 3,95% de commissions). Pour un trajet à 10 euros par exemple, environ 10 centimes est destiné aux frais de paiement.
La tendance pourrait faire mal aux fournisseurs de paiement, à savoir les wallets (Apple Pay, Google Pay…), les nouveaux arrivants (Paylib, Zelle…) et même d'ici quelques années au duopole Mastercard-Visa. "Même si beaucoup d'initiatives sont réalisées en partenariat avec Visa et Mastercard car cela permet d'aller vite, il ne faut pas minimiser la force des VTC. Sans compter qu'avec l'instant payment, ils vont pouvoir contourner le schéma traditionnel de Visa et Mastercard", assure Julien Maldonato, associé conseil innovation chez Deloitte. L'instant payment, ou paiement instantané, est un nouveau moyen de paiement européen destiné aux particuliers et professionnels et qui permet d'effectuer des virements en quasi temps réel. Ce qui veut dire qu'il n'y aura plus besoin de passer par Visa et Mastercard puisque les paiements se font de compte à compte. Ce mécanisme est déjà disponible dans plusieurs pays européens comme le Royaume-Uni mais devrait être généralisé d'ici la fin de l'année dans la zone euro, grâce à un système développé par la Banque centrale européenne.
Des données quantifiées et qualifiées
Le "nouveau" marché du paiement n'est pas encore consolidé. "Il n'existe pas encore d'acteur hégémonique dans le paiement électronique même si Google Pay, Samsung Pay et Apple Pay voudraient jouer ce rôle. Mais ils ne connaissent pas d'adoption mass market. Cela veut dire que d'autres acteurs ont la possibilité de se positionner. Et les VTC sont bien placés car ils ont dans l'optique de devenir des grandes plateformes de services", estime Julien Maldonato. "Pour faire du paiement, l'important est d'avoir beaucoup d'utilisateurs. Les VTC sont donc bien placés", soutient Pierre-Antoine Dusoulier. En 2017, Apple Pay revendiquait 86 millions d'utilisateurs, Samsung Pay 34 millions et Google Pay 24 millions. Mais ces chiffres sont à prendre avec des pincettes puisque les géants américains ne précisent pas si ce sont des utilisateurs récurrents. Les VTC n'ont quant à eux pas à rougir de ces statistiques. Uber compte 75 millions d'utilisateurs et 15 millions de trajets par jour. Grab revendique 68 millions d'utilisateurs dans sept pays d'Asie du Sud-Est et 3,5 millions de courses quotidiennes.
Les VTC ont aussi l'avantage de collecter beaucoup de données sur leurs utilisateurs. "C'est dans leurs gênes. Et ils ont surtout beaucoup de données liées à la géolocalisation, ce qui est un atout dans le paiement" dès lors que l'on souhaite intéresser les marchands, souligne Pierre-Antoine Dusoulier. Autre avantage : l'expérience client. "Par rapport aux acteurs de la finance, ils proposent des applications très soignées. Ils ont fait en sorte qu'on ait envie d'y revenir. En rajoutant une dimension paiement, ils peuvent plus facilement enfermer le client dans une expérience de bout en bout et enrichir la connaissance client, que ce soit l'utilisateur ou le chauffeur. Ils n'ont donc aucune raison de s'en priver", concède Julien Maldonato.
" Les VTC ont surtout beaucoup de données liées à la géolocalisation, ce qui est un atout dans le paiement"
Les VTC ont aussi la particularité de développer des stratégies différentes par rapport à celles des wallets américains, qui proposent seulement des moyens de paiement électronique sans valeur ajoutée. "Avec sa carte de crédit, Uber joue sur l'aspect de fidélisation pour essayer de créer du lien avec les marchands. Cela peut intéresser des marchands plus locaux qui n'ont pas de gros CRM" mais souhaitent toucher leurs consommateurs sur place, avance Julien Maldonato. Grab propose aussi un système de cash back avec son wallet. "Cela permet de booster le taux d'acceptation du wallet et de fidéliser les utilisateurs. En fait, il pratique la même technique qu'Alipay", fait remarquer Jordan Graison. Le wallet chinois, qui appartient au groupe Alibaba, représente à lui seul 50% du marché du paiement en Chine, selon le cabinet spécialisé Analysys International.
"Si Uber crée un wallet et le couple à un programme de fidélité, il aura toutes ses chances de réussir. Si quelqu'un prend souvent Uber, on peut imaginer qu'on lui crédite un wallet qui lui permette de consommer moins cher tel produit dans telle enseigne. En plus, les études ont montré que ceux qui consomment Uber n'ont pratiquement pas de portefeuille électronique", analyse Julien Maldonato. "Il pourrait même aller plus loin en ajoutant une ligne bitcoin ou ether à son wallet. Cela créerait encore plus d'intérêt auprès des utilisateurs", ajoute-t-il.
Pour Jordan Graison, une licence d'établissement de monnaie électronique permettrait aussi à Uber de développer d'autres services BtoB. "Il pourrait créer une banque pour leur chauffeur car il gère déjà leur paie. Il pourrait même leur prêter de l'argent en leur proposant des taux d'intérêt attractifs. Cela correspondait bien à l'image qu'il veut se donner dans le soutien à l'économie réelle, aux entrepreneurs." Grab est déjà arrivé à cette étape puisqu'il propose depuis début 2018 des micro-prêts et des assurances pour les chauffeurs et les entreprises qui utilisent les services GrabPay. Les VTC pourraient donc passer la deuxième bien plus vite que prévu.