IA et finance : quand les fintech mettent la main à la pâte
Janine Hirt, la directrice générale d'Innovate Finance, en est convaincue : "Les fintech sont une force au service du bien", a-t-elle martelé dans un discours d'introduction fort énergique à la conférence FinTech in a Changing World, qui se tenait mardi 21 octobre dans les locaux londoniens de la Chicago Booth School of Business.
"Alors que nous vivons une ère d'instabilité géopolitique majeure, avec un climat général de forte incertitude, il est plus important que jamais que les fintech puissent continuer à se développer et à apporter prospérité et inclusivité économique au plus grand nombre", a-t-elle poursuivi.
L'IA au service de l'inclusion financière
De la blockchain aux stablecoins en passant par les monnaies numériques de banques centrales, nombre d'innovations technologiques ont été abordées lors des échanges, mais la star de l'événement était sans surprise l'IA. "Les fintech sont un puissant outil au service de la démocratisation de l'accès à la finance. Un quart des sociétés fintech britanniques ont pour objectif de promouvoir l'inclusion financière", affirme Janine Hirt. Pour les communautés défavorisées, mais aussi pour les petites et moyennes entreprises, il est devenu, avec la crise financière, de plus en plus difficile de s'adresser aux banques et institutions financières traditionnelles.
"La valeur totale des prêts accordés aux PME britanniques est en valeur réelle pratiquement la même que ce qu'elle était il y a dix ans", déplore Christoph Rieche, patron d'iwoca, une start-up spécialisée dans les prêts aux PME. "La bonne nouvelle, c'est que l'écosystème fintech s'est mobilisé pour occuper ce vide laissé par la finance traditionnelle. Un certain nombre d'acteurs en quête de financement ne prennent ainsi même plus la peine de s'adresser aux banques et s'orientent directement vers des plateformes spécialisées."
Naturellement, prêter à de petits acteurs ne va pas sans risques. Pour minimiser ces derniers, iwoca a développé un modèle d'IA maison pour évaluer la santé financière d'une PME de façon plus précise et rapide que les méthodes classiques utilisées par les banques, en s'appuyant sur l'open data. Bilans comptables, flux bancaires ouverts, historiques de transactions, paiements fournisseurs… des milliers de données sont analysées en temps réel par ses algorithmes. Plus de la moitié des décisions de prêts accordées par l'entreprise sont ainsi prises instantanément grâce à l'IA. Ses modèles sont en outre capables d'apprendre de manière continue : à mesure qu'ils reçoivent de nouvelles données (remboursements, retards de paiement, tendances macros…), ils ajustent leurs paramètres et améliorent leurs prévisions de défaut sur les prêts accordés.
Pratiquer l'inclusion financière implique aussi de rendre le secteur plus lisible pour les béotiens. Le monde des assurances, en particulier, avec son jargon technique et ses documents de plusieurs dizaines de pages à signer avant de souscrire à un contrat, demeure obscur pour une large partie du public. C'est à démocratiser celui-ci que s'attelle Parveen Kaur, à la tête de Neuron, une société de l'assurtech.
"La plupart des personnes ne savent pas exactement de quelle police d'assurance elles ont besoin, et le langage utilisé par les assureurs est un jargon que ne comprend qu'une minorité de privilégiés. L'IA permet de changer la donne. En traitant un grand nombre de données anonymisées, nous sommes capables de montrer à chaque client potentiel des exemples concrets d'autres individus ayant le même profil et les mêmes besoins, qui ont subi tel préjudice et ont pu être couverts de telle manière grâce à leur police d'assurance. On obtient ainsi quelque chose de beaucoup plus clair et lisible qu'un document que quasiment personne n'est capable de lire et comprendre dans son intégralité", détaille-t-elle.
Parler aux données en langage naturel
L'efficacité de la finance repose en grande partie sur sa capacité à accéder à la bonne information au bon moment. Or, l'IA ouvre également de nouveaux horizons dans la façon dont les entreprises peuvent visualiser leurs données et gérer celles-ci. "La plupart des entreprises financières sont assises sur une immense quantité de données de marché en tous genres, qui pour certaines sont prêtes à être exploitées, mais qui pour la majorité se trouvent isolées dans des silos, non structurées, sont de qualité médiocre, etc. Pourtant, elles renferment une valeur inestimable", résume Vishal Marria, fondateur et patron de Quantexa, une plateforme d'intelligence des données basée sur l'IA.
"Nous utilisons l'IA pour permettre à nos clients de comprendre et analyser leurs données, puis de les interroger en langage naturel, afin de permettre à chaque employé de poser des questions et d'obtenir les réponses dont il a besoin. Une personne dépourvue de compétences en programmation peut par exemple interroger le système pour demander combien de produits sont vendus chaque année à une personne, et l'analyse sémantique permet à l'IA de comprendre immédiatement s'il s'agit d'un client individuel ou du patron d'une entreprise cliente, auquel cas la question est en réalité 'combien de produits sont vendus chaque année à l'entreprise que dirige cette personne'"
L'IA pour une meilleure résilience financière
La plupart des hackers sont motivés par l'appât du gain, et l'industrie financière, qui brasse des sommes importantes, constitue de longue date une cible naturelle. "38 milliards de livres sterling sont dépensés chaque année pour la sécurité et la gestion des risques. La fraude représente 30% de la criminalité au Royaume-Uni, et seulement 1% des ressources financières y sont attribuées", déplore Janine Hirt.
Là encore, l'IA s'avère un allié précieux : l'analyse de données permet de détecter la fraude avec une plus grande efficacité et d'agir automatiquement pour couper l'herbe sous le pied des hackers. Elle permet également de débusquer de gros poissons derrière une attaque en apparence banale. "L'un de nos clients nous a récemment demandé d'enquêter sur une fraude financière. Grâce à l'analyse de données, qui a mis en évidence des liens invisibles à l'œil nu avec d'autres transactions, nous avons découvert que cette dernière était le fait d'un gang organisé qui s'adonnait au trafic d'êtres humains, qu'ils faisaient entrer secrètement au Royaume-Uni pour en faire ensuite des esclaves sexuels. Le pouvoir de l'IA nous a permis non seulement de clore leur compte bancaire, mais de permettre aux autorités de les identifier, de remonter jusqu'à eux et les mettre en prison", raconte Vishal Marria.
L'incertitude géopolitique, la montée des tensions entre les blocs et les sanctions financières constituent paradoxalement une opportunité à cet égard. "L'IA est un outil puissant pour mieux traquer les transactions financières et s'assurer ainsi que les sanctions sont bien appliquées." La guerre en Ukraine et la mise en place de sanctions sur la vente du pétrole russe ont ainsi conduit à un véritable jeu du chat et de la souris entre les autorités des pays occidentaux et les acheteurs de pétrole russe, ces derniers ayant mis en place un complexe réseau de paiements de l'ombre avec une myriade de petits acteurs basés à Dubaï et aux Emirats. De nombreuses banques ont dans ce contexte déployé des algorithmes d'IA pour mieux cartographier ce complexe maillage de sociétés pétrolières, d'acheteurs et de sociétés-écrans afin de s'assurer qu'elles ne financent pas l'achat de pétrole russe sous sanction.
Si l'IA peut être exploitée par les hackers, elle constitue également un outil puissant pour renforcer la résilience du système financier d'un pays en prévision d'une cyberattaque majeure. L'Ukraine constitue ici un exemple parlant. "Après l'annexion de la Crimée, l'Ukraine a mis les bouchées doubles pour se préparer à la cyberguerre, et le renforcement de son système de paiement a été l'une de ses priorités. Plutôt que de tout réguler en espérant rendre le risque de brèche impossible, les autorités ont utilisé l'IA pour identifier les vulnérabilités et mettre en place le système le plus résilient possible, par exemple en optimisant la localisation de 2 000 points de retraits bancaires. L'objectif : s'assurer que la grande majorité de la population puisse continuer à retirer du liquide et à réaliser des achats pendant quelques jours en cas de mise hors ligne de leur système de paiement. Autant de mesures qui ont permis au pays de maintenir un système financier résilient malgré trois ans de guerre et de bombardements", explique John Howells, patron de Link, réseau de distributeurs automatiques de billets britannique.