L'IA à la barre : ChatGPT s'invite dans les métiers du droit

L'IA à la barre : ChatGPT s'invite dans les métiers du droit Certains vantent les capacités de l'IA générative à naviguer parmi de larges quantités de documents. D'autres pointent les risques d'hallucination. Alors, ChatGPT, ami ou ennemi des avocats ?

Min-Kyu Jung a commencé sa carrière en tant qu'avocat spécialisé dans les fusions-acquisitions. Mais face aux progrès de l'intelligence artificielle générative, il s'est dit qu'il avait l'opportunité de changer le visage de la profession. L'avocat a donc quitté son poste et cofondé Latch, une jeune pousse qui mobilise les capacités de l'intelligence artificielle générative pour aider ses confrères à étudier et négocier des contrats.

"Avec ChatGPT, c'est sans doute la première fois de mémoire humaine que l'on constate un large enthousiasme au sein de la profession pour une nouvelle technologie appliquée au droit. Avec GPT-4, on est passé de la nouveauté intrigante à un produit véritablement utile dans ce domaine", note l'entrepreneur. Il ajoute que les utilisateurs de Latch affirment gagner "un temps significatif" en utilisant sa solution, sans pouvoir pour l'heure quantifier avec précision ce temps gagné.

L'enthousiasme de Min-Kyu Jung n'a rien d'un cas isolé : la folie ChatGPT enflamme un nombre croissant de cabinets d'avocats américains. Christian Lang, avocat new-yorkais et fondateur du New York Legal Tech meetup, a lui aussi quitté son cabinet pour créer Lega, une plateforme qui vise à aider les cabinets à expérimenter avec l'intelligence artificielle générative tout en respectant la loi et la vie privée des clients.

LexisNexis, une entreprise qui fournit des données à de grands cabinets d'avocats, a créé une nouvelle plateforme basée sur ChatGPT, et affirme collaborer avec plusieurs grands cabinets, dont Baker McKenzie, Reed Smith et Foley & Lardner. D'autres institutions, aux côtés de sociétés du Fortune 500 comme Microsoft et Ford, ont également affirmé tester un produit baptisé CoCounsel, qui s'appuie sur ChatGPT pour analyser des contrats et effectuer des recherches légales. Enfin, les cabinets Holland & Hart et McMillan ont tous deux monté des équipes chargées de mettre en place des applications autour de l'IA générative.

Au total, selon un sondage de Thomson Reuters paru en avril, 80% des dirigeants de cabinets américains pensent que l'IA générative peut être appliquée au droit dès maintenant. Si la tendance est particulièrement prononcée outre-Atlantique, elle commence également à séduire les avocats français. Au total, le marché de l'IA générative appliquée au droit devrait croître de plus de 30% par an dans le monde au cours des prochaines années.

Faciliter la recherche d'informations

Pour les cabinets d'avocats, mais aussi pour les départements juridiques des grandes entreprises, l'intelligence artificielle générative permet notamment de parcourir de larges quantités de documents et d'offrir un résumé concis et intelligible sur lequel les avocats peuvent ensuite s'appuyer. Certains de ces outils peuvent ainsi en quelques minutes effectuer un travail de recherche qui prendrait normalement des heures, en trouvant la bonne information parmi des milliers de pages.

"Lorsqu'un avocat effectue une recherche pour un client, il parcourt la littérature existante, cherche des cas similaires en utilisant des mots clefs, formule un résumé et revient ensuite vers le client en lui exposant ce que dit la loi et quelles sont les prochaines étapes à suivre. C'est un procédé largement inefficace, qui a très peu évolué à travers le temps. L'intelligence artificielle générative permet de grandement simplifier ce procédé en générant automatiquement le résumé, qu'il s'agisse d'un mémo de vingt pages ou d'un simple email que l'on souhaite envoyer à un client", explique Mark Doble, PDG d'Alexsei, une société créée en 2018 qui commercialise un logiciel d'intelligence artificielle à destination des cabinets d'avocats.

L'entreprise possède ses propres algorithmes d'intelligence artificielle qu'elle a développés et perfectionnés au fil des années pour les adapter aux cas d'usage bien spécifiques du droit. L'arrivée de ChatGPT lui a cependant permis d'améliorer les capacités de son logiciel à formuler de manière intelligible des concepts complexes : "ChatGPT a marqué un progrès important dans ce domaine", se félicite Mark Doble. Selon lui, l'intelligence artificielle générative permet également de rendre la recherche plus précise grâce à un processus interactif.

"Nos utilisateurs ne savent pas toujours exactement comment formuler leurs questions pour obtenir la réponse la plus précise possible. Le logiciel leur permet donc également de commencer par décrire les faits, indiquer les domaines du droit qui sont concernés, puis le logiciel génère automatiquement les questions, le client affine et confirme ces dernières, comme dans une vraie conversation, puis la recherche est lancée. Cela permet d'augmenter la précision des recherches et génère des données précieuses qui nous permettent ensuite d'optimiser nos algorithmes."

Des risques liés à l'IA

Cette technologie doit toutefois être utilisée avec précaution et parcimonie. Deux avocats new-yorkais imprudents font ainsi actuellement face à la menace de sanctions disciplinaires après avoir rédigé et présenté durant une audience un document légal qui contenait six cas juridiques fictifs. Les deux avocats s'étaient appuyés sur ChatGPT pour rédiger le document, et celui-ci avait inventé des affaires de toute pièce tout en les présentant comme réelles, un exemple d'hallucination dont le chatbot est coutumier.

Face à ce type de risque et aux craintes liées au remplacement de l'homme par la machine, certains, comme Mishcon de Reya, un prestigieux cabinet londonien, ont tout simplement interdit l'usage du chatbot à leurs avocats. Attorneys' Liability Assurance Society, un assureur américain pour cabinets d'avocats, a quant à lui déconseillé à ses clients d'utiliser ChatGPT et ses épigones, pointant le risque d'hallucinations, de fuites de données et autres révélations d'informations confidentielles.

Pour limiter les risques, Alexsei s'assure de conserver un humain dans la boucle. "Un humain relit et valide toujours le mémo avant qu'il ne soit envoyé à nos clients, c'est pourquoi l'envoi n'est pas instantané et peut prendre quelques heures. On perd un petit peu en efficacité, mais on gagne en fiabilité", précise Mark Doble.

Pour l'entrepreneur, certains aspects du métier doivent également demeurer imperméables à l'intelligence artificielle. "Il y a deux types d'activités dans le quotidien d'un avocat. Les activités objectives, d'une part, qui sont purement factuelles et impliquent par exemple de chercher une information ou de relire un contrat. Les activités subjectives, d'autre part, telles que le fait de négocier pour un client, monter une stratégie de défense, plaider, etc. Il me semble que les premières peuvent être en partie accomplies par l'intelligence artificielle, sous contrôle humain. En revanche, celle-ci doit rester totalement en dehors des secondes. C'est pourquoi nous ne vendons pas notre logiciel à des particuliers, uniquement à des professionnels. De toute façon, les régulations en place nous en empêcheraient."

Au Texas, un juge vient également d'interdire l'usage de documents rédigés par l'intelligence artificielle au tribunal, à moins que ceux-ci n'aient été scrupuleusement relus par un humain. La controverse autour de l'IA et du droit ne fait que commencer.