Boîte noire cherche employés transparents

L'intelligence artificielle ne transforme pas nos métiers, mais l'environnement du travail lui-même : invisible, algorithmique et dirigé par des boîtes noires que plus personne ne maîtrise.

Comme le GPS a remplacé nos cartes papier, l’IA remplace nos repères professionnels. Nous ne décidons plus où aller : nous suivons les trajectoires que d’autres — algorithmes, plateformes, systèmes d’information — tracent pour nous. En croyant gagner en efficacité, nous avons surtout changé d’environnement : celui où la logique du travail, de la hiérarchie et du sens se redessine sans que nous en tenions le volant. L’enjeu n’est plus d’adapter nos outils, mais de comprendre le nouveau monde dans lequel ils nous font évoluer.

Quand les cartes deviennent des GPS

Dans Reshuffle, Sangeet Paul Choudary commence par une image simple : celle du passage de la carte papier au GPS. Jadis, lire une carte exigeait de comprendre le territoire, de choisir un itinéraire, d’assumer ses erreurs. Le GPS, lui, ne demande plus d’effort cognitif : il nous indique où aller, quand tourner, combien de temps il reste. Il transforme notre rapport à l’espace : nous ne lisons plus le monde, nous le suivons. Plus fondamentalement, il a changé le territoire. Quand Google encourage les conducteurs à sortir de la route pour passer par un petit village , sans l'accord de celui-ci, que deviennent la tranquillité et le calme qui faisait son charme ? Quand les GPS rendent possible des services comme Uber, que deviennent les taxis traditionnels ? Ce n'est pas tant ce que fait la technologie qui compte mais la façon dont elle transforme l'environnement dans lequel elle opère.

Comme le GPS, l’IA restructure l’environnement dans lequel nous travaillons. Elle ne se contente pas de nous aider à accomplir des tâches ; elle reconfigure la manière dont ces tâches s’organisent, se hiérarchisent et se connectent entre elles. Autrement dit, ce n’est pas seulement notre manière de travailler qui change, c’est la nature même du travail.

Nous avons longtemps cru que la révolution numérique consistait à outiller les travailleurs. Choudary nous rappelle que l’IA fait plus : elle dessine un nouveau territoire, avec ses routes invisibles, ses zones d’ombre et ses autoroutes de données. Dans ce monde du travail désormais cartographié par des algorithmes, les entreprises continuent souvent à chercher comment « améliorer leurs process », alors qu’il faudrait d’abord comprendre le sol sous leurs pieds.

Du travail explicite au travail implicite

L’un des apports majeurs de Reshuffle est la notion d’implicit work, le travail implicite. C’est le travail que nous réalisons sans le savoir, par nos interactions avec les systèmes numériques.

Chaque clic, chaque validation, chaque mouvement de souris ou de doigt sur un écran devient un signal qu’une plateforme interprète, en tire une leçon et capitalise. Ce travail ne figure dans aucune fiche de poste, ne se mesure pas en heures ni en productivité ; pourtant, il produit de la valeur.

Les chauffeurs Uber, par exemple, ne se contentent pas de conduire : en acceptant, refusant ou terminant des courses, ils entraînent l’algorithme. Les créateurs sur TikTok, en ajustant leurs formats selon les réactions, participent à l’apprentissage du modèle de recommandation. Les salariés, en utilisant leurs outils d’entreprise — CRM, messageries, logiciels prédictifs — nourrissent sans le vouloir des systèmes d’aide à la décision qui, demain, orienteront leurs propres tâches.

Ce implicit work est devenu la matière première de l’économie de l’IA : un travail collectif, diffus, non reconnu mais essentiel. L’IA ne nous remplace pas ; elle absorbe une part de notre activité pour apprendre à mieux nous guider. Comme le conducteur qui suit le GPS, nous continuons d’avancer, mais selon des trajectoires dessinées ailleurs.

L’entreprise dans le brouillard algorithmique

Le management classique repose sur une distinction claire : ce qui relève de l’organisation (structures, process, reporting) et ce qui relève des individus (compétences, motivation, créativité). L’intelligence artificielle brouille ces frontières.

Dans un environnement algorithmique, chaque action devient un signal d’apprentissage : une microdonnée qui sert à réajuster les décisions globales. Le collectif produit ainsi un savoir implicite que personne ne maîtrise entièrement. Le dirigeant n’est plus le détenteur d’une vision, mais l’orchestrateur de signaux.

Cette mutation s’observe déjà :

Les entreprises “data-driven” découvrent que la donnée n’est pas neutre, qu’elle encode des comportements, des biais, des choix implicites.

Les RH utilisent des IA pour prédire la performance, sans toujours comprendre ce que ces modèles valorisent ou éliminent.

Les équipes créatives s’appuient sur des générateurs d’images ou de textes qui intègrent des millions de décisions humaines — souvent invisibles, toujours captées ailleurs.

Dans ce brouillard algorithmique, la hiérarchie s’efface au profit d’un système auto-apprenant. Les managers peinent à mesurer l’efficacité : comment évaluer un collaborateur quand une partie de sa valeur réside dans les données qu’il laisse derrière lui ? La productivité se déplace du visible vers l’invisible, du résultat vers le signal.

Travvailler en naviguant dans un monde sans carte

Nous travaillons désormais dans un monde sans carte, où les repères traditionnels — poste, métier, fonction, hiérarchie — se dissolvent. L’IA ne se contente pas d’accélérer les flux ; elle redessine le paysage.

Le nouveau territoire du travail est fluide, adaptatif, mais opaque. Ce qui comptait hier — l’expérience, l’expertise, la mémoire organisationnelle — cède la place à la capacité à interagir intelligemment avec des systèmes dont nous ne connaissons ni les règles ni les intentions.

Pour ne pas se perdre, il faut réapprendre à lire le monde. Cela suppose :

de comprendre les mécanismes de captation du travail implicite ;

d’identifier les zones d’autonomie que l’IA ne peut pas encore modéliser ;

de redonner une visibilité à la contribution humaine, souvent diluée dans les boucles d’apprentissage automatiques.

En somme, il faut retrouver une forme de lucidité cognitive : savoir quand nous travaillons pour nous, et quand nous travaillons pour le système.

Car à force de déléguer nos choix, nos jugements et nos priorités à des algorithmes, nous risquons de devenir les conducteurs d’un véhicule autonome qui n’aurait plus besoin de nous que pour valider le trajet.

En synthèse

L’intelligence artificielle ne change pas seulement nos métiers ; elle transforme la géographie du travail. Nous pensions être des acteurs ; nous sommes devenus, souvent sans le vouloir, des topographes involontaires d’un monde régi par des flux de données.

Le implicit work est cette part invisible de notre activité que l’IA capte, apprend et valorise. C’est la nouvelle monnaie du travail contemporain : silencieuse, continue, collective.

Le danger n’est pas que la machine pense à notre place, mais qu’elle dessine notre horizon sans que nous en ayons conscience. Et si, dans ce nouveau monde, la compétence la plus rare redevenait celle que nous avons oubliée : savoir lire la carte ?

Notes et sources

(1)Sangeet Paul Choudary, Reshuffle: How the AI Economy is Transforming Work, 2025. 

(2) Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, PublicAffairs, 2019. 

(3) Daron Acemoglu & Simon Johnson, Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity, Basic Books, 2023. 

(4) Evgeny Morozov, To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism, PublicAffairs, 2013.