Exportation des puces H200 : ce que cache le virage stratégique amorcé par Donald Trump

Exportation des puces H200 : ce que cache le virage stratégique amorcé par Donald Trump En autorisant Nvidia à vendre en Chine des puces taillées pour l'entraînement des grands modèles de langage, le président américain rompt avec une stratégie conduite depuis plusieurs années (y compris par son propre gouvernement) pour ralentir l'avancée chinoise sur l'IA.

C’est un revirement spectaculaire et une solide victoire pour Nvidia. Donald Trump a décidé d’autoriser le spécialiste mondial des puces d’IA à exporter ses processeurs H200 vers l’empire du Milieu. Le président, qui a annoncé la nouvelle via son compte sur Truth Social, son mode de communication favori, a également ouvert la porte à des opportunités similaires pour AMD et Intel, deux autres géants américains des semi-conducteurs qui ambitionnent de rivaliser avec Nvidia sur les puces d’IA. 

La puce H200 n’est certes pas la plus puissante vendue par Nvidia. Elle appartient à la génération précédente, Hopper, inférieure à Blackwell et à la future génération Rubin. Elle est en revanche six fois plus puissante que la H20, une puce bridée destinée au marché chinois qui avait momentanément été interdite et dont Trump a réautorisé l’exportation cet été. Etant donné l’avance technologique de Nvidia, il s’agit en outre de l’un des processeurs graphiques les plus puissants du marché, largement utilisé pour l’entraînement des modèles d’IA, l’inférence et le calcul intensif. 

Une rupture dans la stratégie américaine 

Plus encore que l’autorisation estivale sur les puces H20, pas suffisamment puissantes pour permettre à la Chine de progresser sur l’IA, cette annonce rompt avec une stratégie menée depuis plusieurs années pour priver la Chine du meilleur de la technologie américaine, dans l’espoir de freiner son avancée sur l’IA. La conception des puces les plus avancées, nécessaires à l’entraînement des modèles d’IA de pointe, est en effet un talon d’Achille de la Chine et un point fort des Etats-Unis. 

Cette stratégie a été amorcée par Trump lui-même. Lors de son premier mandat, celui-ci avait notamment placé Huawei et plusieurs autres sociétés chinoises sur l’Entity List, empêchant les fabricants de puces américains de commercer avec elles à moins d’acquérir une licence très difficile à obtenir. En 2020, l’administration Trump a resserré l’étau en interdisant aux fonderies étrangères utilisant des équipements ou des logiciels américains de fournir Huawei en puces avancées, coupant ainsi l’entreprise des puces de TSMC à Taïwan. 

La politique de Biden a poursuivi sur cette lancée, interdisant en 2022 purement et simplement l’exportation de puces d’IA avancées en Chine, avant d’étendre cette mesure aux puces d’IA moins puissantes un an plus tard. La seconde administration Trump a d’abord semblé poursuivre dans cette logique, en interdisant la vente de puces bridées H20 en Chine au mois d’avril. Une décision sur laquelle elle est revenue à la surprise générale cet été, avant d’aller plus loin donc, en mettant son tampon à la vente de puces H200 dans l’empire du Milieu. 

Des interdictions contre-productives ? 

Jensen Huang, le patron de Nvidia, devenu un proche de Donald Trump depuis son retour au pouvoir, s’est naturellement de longue date positionné contre les mesures de rétorsion menées contre la Chine, qui coûtent cher à son entreprise. De 20/25% des revenus “data centers"(la division qui comprend les puces d’IA) de Nvidia il y a quelques années, la Chine est désormais pratiquement tombée à zéro suite aux vagues successives d’interdictions.  

De plus, pour Jensen Huang, le fait de priver l’empire du Milieu de la technologie américaine va simplement inciter les sociétés chinoises à développer leurs propres puces, et à les commercialiser auprès de pays tiers, mettant en danger la domination mondiale américaine sur la conception des semi-conducteurs de pointe. Huawei a effectivement progressé à pas de géant au cours des dernières années, même s’il reste à la traîne par rapport à Nvidia. En outre, toujours selon M. Huang, les développeurs d’IA chinois vont ainsi commencer à optimiser leurs modèles pour qu’ils fonctionnent avec les puces locales plutôt qu’avec celle de Nvidia, favorisant l’essor de tout un écosystème concurrent à celui des Etats-Unis. 

Jensen Huang prêche certes pour sa paroisse, mais il dispose d’alliés de poids au sein de l’administration Trump 2.0. En particulier David Sacks, le conseiller de Donald Trump sur tout ce qui touche à l’IA, qui partage les arguments du patron de Nvidia et a visiblement su convaincre le président face aux partisans d’une ligne dure contre Pékin, également nombreux parmi les républicains

Un cadeau fait à Pékin ? 

Reste que tout le monde n’est pas convaincu par l’argumentaire de Jensen Huang et de David Sacks. Plusieurs experts considèrent ainsi que Donald Trump vient de faire un cadeau à la Chine. C’est notamment le cas de Noah Smith, un économiste américain qui alerte régulièrement sur les risques que pose la montée en puissance de la technologie et de la force industrielle chinoise. 

"Vendre à la Chine des puces et des équipements ne fera que l’aider à aller plus vite dans sa quête non seulement d’indépendance en matière de semi‑conducteurs, mais aussi de domination du marché mondial. Les Chinois pourront ainsi non seulement rétroconcevoir les puces et les équipements américains sur lesquels ils mettront la main pour combler leur retard technologique, mais aussi utiliser ces équipements pour fabriquer des puces en masse", écrit-il dans une récente tribune critiquant le revirement stratégique de Donald Trump. 

Une analyse que partage Michael C. Horowitz, chercheur sur la technologie et l’innovation au Council on Foreign Relations, un laboratoire d’idées."Le Premier ministre chinois Li Qiang, le PDG de DeepSeek et d’autres dirigeants technologiques chinois ont explicitement souligné que le manque de puces Nvidia limitait le développement de l’IA en Chine. Cette décision ne va pas seulement renforcer la capacité de la Chine à construire des modèles d’IA de pointe, elle va aussi soutenir ses efforts pour développer des centres de données capables de concurrencer directement les entreprises américaines sur les marchés internationaux. Ainsi, même si l’exportation d’une seule puce Nvidia, et pas même la plus avancée, peut sembler mineure aux yeux de certains observateurs américains, il s’agit d’une évolution majeure pour la Chine", écrit-il.  

Les motivations de Donald Trump

Plusieurs niveaux d’analyse permettent de comprendre la décision de Donald Trump. La première lecture est d’ordre personnel : grâce à une habile campagne d’autopromotion auprès du président, Jensen Huang serait parvenu à gagner sa confiance et à influencer sa prise de décision. Une lecture cohérente avec la branche du capitalisme qui se développe sous l’administration Trump 2.0, faite d’interventionnisme étatique dicté par les choix personnels de Donald Trump et de promotion des champions nationaux. D’après Bloomberg Intelligence, la décision pourrait rapporter entre 10 et 15 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an à Nvidia. 

C’est l’analyse qu’en tire Liam Keating, directeur de la recherche chez Ingenuity, un cabinet de recherche. "La décision de l’administration Trump de réautoriser la vente de puces H200 à la Chine n’a rien de surprenant. Nvidia a mené un lobbying incessant en ce sens, en avançant l’argument que restreindre ses ventes ne ferait qu’encourager davantage la Chine à développer ses propres alternatives." Pour l’expert, il n’est toutefois pas dit que la Chine morde à l’hameçon. 

"L’empire du Milieu veut désormais donner la priorité au développement et à l’adoption de processeurs fabriqués en Chine. Même si ces processeurs ne sont pas encore capables d’égaler individuellement ceux de Nvidia, le pari chinois est qu’ils pourront compenser cet écart par l’échelle. A terme, les besoins de la Chine en matière de matériel d’IA pourraient diverger de ceux de ses concurrents américains. En choisissant d’adopter une approche “bare metal”, en interfaçant directement avec le matériel plutôt que via les couches CUDA qui constituent une grande partie du fossé défensif de NVIDIA, les acteurs chinois de l’IA vont probablement continuer à bousculer la pensée dominante. En résumé, attendez-vous à de nombreux nouveaux “moments DeepSeek” dans les années à venir…"

Un second niveau de lecture est que Donald Trump résonne ici avant tout en matière de politique intérieure : l’aile populiste de sa coalition montrant des signes de rébellion après le cafouillage de l’affaire Epstein, le président cajole ses soutiens de la Silicon Valley. Son interdiction faite aux Etats de réguler eux-mêmes l’IA va également dans ce sens, 

Une troisième lecture se situe au niveau de la politique économique internationale. La vision qu’a Donald Trump du commerce est que les Etats-Unis se font rouler par leurs partenaires via des termes défavorables, alors que leur puissance leur permettrait d’obtenir de bien meilleurs accords. Le blanc-seing donné à Nvidia s’accompagne ainsi d’une taxe de 25% sur les ventes que Nvidia réalisera en Chine (un dispositif similaire avait déjà été annoncé lors de la réautorisation des puces H20 cet été). Trump déploie donc une politique mercantiliste où la priorité est donnée aux intérêts commerciaux plutôt qu’aux questions de suprématie technologique et militaire. Celle-ci a le triple avantage de lui permettre d’illustrer son “art de deal”, sur lequel il a construit une partie de sa popularité ; de montrer à ses fans qu’il est prêt à se battre pour défendre les intérêts économiques de l’Amérique ; et de satisfaire ses soutiens de la Silicon Valley

Enfin, la quatrième lecture est d’ordre géopolitique : Donald Trump serait soucieux de ne pas froisser la Chine, craignant les dommages que pourrait causer celle-ci aux Etats-Unis. Rappelons à cet égard que l’empire du Milieu a plus tôt dans l’année dégainé l’artillerie lourde en limitant l’exportation de plusieurs terres rares et minerais précieux, lors de deux vagues de restriction annoncées en février et avril

L’accord de Busan, signé le 30 octobre entre les Etats-Unis et la Chine, a accordé un peu de répit en instaurant une suspension d’un an sur cinq terres rares, les produits, équipements et technologies associés. Donald Trump ferait désormais tout pour que tienne cet accord afin d’acheter du temps à son pays pour lui permettre de trouver des alternatives aux minerais chinois, dont dépend son industrie des puces et des nouvelles technologies en général.