La ruée vers la domotique va-t-elle enfin payer ?

La ruée vers la domotique va-t-elle enfin payer ? Après 30 ans de promesses, le secteur commence à décoller. Tout comme les investissements des entreprises qui préparent l’avènement d’un marché grand public.

Jacques Tati était-il à côté de la plaque lorsqu'il imaginait en 1958, dans "Mon Oncle", une maison du futur 100% communicante ? Jusqu'à présent oui, si l'on en croit les chiffres d'une étude réalisée par l'institut de recherche Forrester sur ce marché, dont on attend en vain le boom depuis les années 80. En 2015, 6% seulement des foyers américains étaient équipés d'au moins un objet connecté ou d'une application pour la maison.

Pourtant, la domotique attire depuis cinq ans de nombreuses entreprises dont ce n'est pas le métier historique. A l'image de Google, qui a déboursé 3,2 milliards de dollars en 2014 pour s'emparer du fabricant de thermostats intelligents Nest, elles n'hésitent pas à réaliser des investissements importants. Somfy, spécialiste tricolore de la fabrication de stores fondé en 1960, a par exemple lancé en 2010 TaHoma, une interface de pilotage de la maison connectée. Fin 2014, le groupe a investi 2,5 millions d'euros dans le projet de R&D Comète, visant à muscler son offre IoT.

En 2015, seuls 6% des foyers américains étaient équipés d'au moins un objet connecté ou d'une application domotique

Cette ruée vers l'Internet des objets implique souvent, pour ces sociétés étrangères au secteur, un profond changement de perspective. "Somfy est un industriel qui réalise la majorité de son chiffre d'affaires en BtoB, avec des promoteurs immobiliers notamment. Pour nous lancer dans l'IoT, nous avons dû nous mettre à la place du consommateur final, construire une offre accessible au grand public, pas trop technique", explique Marc Westermann, directeur de l'activité solutions connectées chez Somfy.

Mais les nouveaux venus sont prêts à investir pour dépasser cet obstacle car les freins qui bridaient le développement du secteur semblent se desserrer progressivement. Celui du prix, tout d'abord. "Le smartphone est devenu un produit grand public. Grâce à ces gros volumes de vente, les prix des composants ont fortement diminué et celui des objets connectés avec", souligne Romain Paoli, directeur produit chez Netatmo. Fondée en 2011, l'entreprise vend sur son site ses thermostats intelligents pour 179 euros. Un tarif qui reste élevé mais plus les produits séduiront une clientèle large, plus les effets d'échelle tireront les coûts à la baisse.

Finie l'époque où la domotique était trop technique pour être compréhensible par le commun des mortels. "Depuis 10 ans, Apple donne le la sur le marché de l'électronique grand public, avec ses appareils faciles à utiliser. Nous nous efforçons de concevoir des produits simples, ne nécessitant pas de mode d'emploi ou presque. Notre thermostat intelligent n'a que deux boutons, un plus et un moins. Son utilisation est quasi-instinctive", pointe Romain Paoli.

Conçu par Philippe Starck, le thermostat de Netatmo se fond dans le décor. © Netatmo

Avec ses smartphones et ordinateurs épurés, la firme à la pomme inspire également les fabricants d'objets connectés sur le plan du design. Netatmo (start-up dans laquelle Legrand a investi au cours d'un tour de table à 30 millions d'euros bouclé en novembre 2015) a par exemple conçu son thermostat avec le designer Philippe Starck.

Les entreprises du secteur font également un effort d'interopérabilité de leurs appareils. "Les clients n'ont plus besoin d'acheter tout leur matériel en même temps chez une seule marque. Ils peuvent s'équiper progressivement, brique après brique, chez des constructeurs différents s'ils le souhaitent", explique Jérôme Boissou, responsable marketing du programme IoT Eliot, lancé par Legrand en juillet 2015. L'industriel a tissé toute une série de partenariats pour interconnecter ses appareils avec ceux d'autres fabricants, comme Samsung ou Google. Cette démarche n'est pas neuve pour le groupe : dès 2006, il avait décidé de faire basculer son système propriétaire de communication entre objets connectés à un mode open source. Plus de 15 000 développeurs dans le monde travaillent aujourd'hui sur cette solution.

Le fabricant chinois d'électroménager Haier a lui aussi fait le choix d'une application domotique ouverte avec U+ Smart Life, présentée au salon IFA de Berlin en septembre 2015. "Nous avons pris le contre-pied de certains groupes comme Apple, qui prennent leurs clients en otage. Nous nous sommes inspirés de la façon dont les Chinois consomment sur Internet. Ils utilisent des plates-formes ouvertes et ne payent pas des dizaines d'abonnements à des sociétés différentes", analyse Cédric Audebert, directeur général France de la marque.

Legrand a réalisé 300 millions d'euros de chiffre d'affaires dans la domotique en 2015 sur un total de 4,8 milliards

Voyant ces obstacles disparaître, les entreprises s'enthousiasment : "une habitation de 200 mètres carrés pourrait être équipée de 50 à 60 objets connectés d'ici 4 ou 5 ans, contre une petite dizaine aujourd'hui", estime Marcel Torrents président du directoire de Delta Dore, un groupe breton spécialisé dans la domotique qui a réalisé un chiffre d'affaires de 140 millions d'euros en 2015.

Legrand croit aussi que ce gâteau lilliputien va pousser vitesse grand V et espère en croquer une grosse part : "En 2015, nous avons réalisé 300 millions d'euros de chiffre d'affaires dans la domotique sur un total de 4,8 milliards, mais nous nous attendons à une croissance à deux chiffres dans les quatre prochaines années. Sur les 81 familles de produits que compte aujourd'hui Legrand, 23 sont connectées. Nous devrions passer à 40 d'ici 2020", se projette Jérôme Boissou.

En attendant que les consommateurs se laissent séduire, ces sociétés peuvent réfléchir en profondeur à leur business modèle. "On ne sait pas encore où se trouve la principale valeur de ce marché", note le président du directoire de Delta Dore Marcel Torrents. Certaines entreprises, comme les fabricants de matériel électronique, se concentrent sur la vente d'objets connectés en soi. D'autres, comme Google, veulent avant tout collecter des données dont elles espèrent tirer profit.

Quoiqu'il en soit, les acteurs du secteur devront avoir les reins assez solides pour passer les 5 ou 6 prochaines années. Toujours selon Forrester, 16% seulement des foyers américains seront équipés en 2021 d'un objet connecté ou d'une application pour leur maison. Il faudra donc être patient pour voir le marché devenir mass market. Ce que Google n'est visiblement pas. Lassé d'attendre le décollage de la domotique, le groupe a décidé de licencier Tony Fadell, le fondateur et dirigeant de Nest. Mais il n'est pas certain que cela suffise à booster les ventes de ses thermostats intelligents, écoulés à seulement 1,3 million d'exemplaires dans le monde l'année dernière.

Et aussi