Covid-19 et ubérisation : le Roi est mort, vive le Roi ?
Selon une étude de l'OFCE, les ménages français ont perdu 11 milliards de revenus disponibles du fait du ralentissement de l'activité. En première ligne, les salariés ubérisés ont été les premières victimes .
Pourtant, du point de vue des entreprises, on assiste durant cette crise à un bond des recrutements de freelances, notamment du côté des enseignes de grande distribution en quête d’allègement de masse salariale. Alors, comment expliquer cela ? Schizophrénie de part et d’autre ou simple réalité économique ? Ce modèle est-il viable sur le long terme ?
L’ubérisation : un modèle promis à un avenir radieux ?
D’après une étude PWC parue en 2016, le chiffre d’affaires européen des plateformes de l’économie collaborative devrait croître de 35% par an, et atteindre 83 Mds€ en 2025 (tous secteurs confondus : finance, hébergement, transport, services à la personne et services aux entreprises). Le montant total des transactions pourrait ainsi être multiplié par 20 en 10 ans, atteignant 570 Mds € en 2025.
La France et les français jouent un rôle prépondérant dans l’expansion de ce marché, comme l’exprime une infographie du Parlement européen en date du 15 Juin 2017 : la France occupe la pole position en termes d’utilisateur par pays (avec 36%), devançant de peu l’Irlande à 35%, et loin devant l’Allemagne en 5ème position avec 20% d’utilisateur par pays.
Malgré les montants colossaux engendrés, les remontrances contre ce modèle ubérisé de l’économie se font croissante depuis de nombreuses années. Le 4 Mars 2020, un arrêt de la cour de cassation requalifiant la relation entre Uber et un de ses chauffeurs en contrat de travail a l’effet d’une bombe et remet en cause le business model, pas que d’Uber, mais du modèle même d’ubérisation. Les observateurs sont nombreux à annoncer la fin du modèle. Et pourtant.
Le Roi est mort, vive le Roi ?
StaffMe, JobyPepper, il est probable que ces noms n’évoquent rien à une majorité de la population ; c’est pourtant par leur truchement que l’ubérisation a pris un nouvel essor pendant la crise covid19. Ces plateformes ont vu leur activité plus que doubler durant la période de confinement, et sans doute, cela se poursuivra durant la phase post confinement. Leurs clients ? Principalement les entreprises de la grande distribution (Franprix, Carrefour, Leclerc, Casino, pour ne citer qu’elles) qui, en cette période particulièrement tendue du point de vue financier, ont vite perçu le bénéfice qu’elles pourraient tirer d’une main d’œuvre ultra flexible. Cité dans Marianne, Yann Massol – cofondateur de JobyPepper – indiquait "Nous sommes déjà spécialisés sur la grande distribution en temps normal, mais le nombre de missions dans le secteur a fortement augmenté, en passant de 500 à 1200 par semaine". Illustrant ce propos, Franprix aurait recruté 45 auto-entrepreneurs sur la période afin d’occuper des emplois normalement réservés à des employés traditionnels (mise en rayon, caisse).
"Ça ouvre la porte à l’ubérisation de toute une branche professionnelle". C’est en ces termes qu’une responsable syndicale CGT commentait ces recrutements d’un genre nouveau, dans les colonnes de StreetPress. Pas uniquement le fait d’acteurs de la grande distribution, cette deuxième vague d’ubérisation pourrait très prochainement affecter un secteur jusque-là insoupçonné : la banque. Le groupe BPCE a annoncé début 2020 la création de postes de conseillers externes appelés "conseiller indépendant local". L’expérimentation devrait débuter courant 2020 au sein de la caisse régionale CEBPL. Ainsi, il est fort probable que les futurs agrandissements d’effectifs bancaires ne se fassent plus sous forme de recrutement, mais d’incorporation en freelance.
Néanmoins, des interrogations subsistent quant à la viabilité du modèle.
D’un point de vue contemporain, un business model porté sur la baisse perpétuelle des coûts est-il viable ? Financièrement, oui. Socialement, le doute est permis. L’ubérisation est au confluent des paradoxes de nos sociétés : une volonté de produire toujours plus vite, toujours mieux et toujours moins cher, tout en prenant conscience de la nécessaire refonte de nos modèles économiques et sociétaux, modèles qui, années après années, tendent à précariser un pan toujours plus grand de la société. Aussi, de la réaction étatique – plus précisément judiciaire- dépendra la survie ou l’extinction du modèle. L’arrêt de la cour de cassation précité sera-t-il un précédent entraînant la requalification systématique des travailleurs ubérisés en salariés ? Ou, ne sera-t-il qu’un arrêt d’espèce ayant statué sur une situation particulière ? Difficile aujourd’hui de savoir. La première hypothèse entraînerait l’effondrement du modèle d’économie ubérisée, du fait de l’alourdissement des charges notamment liées au nouveau statut "salarié" de leurs employés, là où la seconde accorderait un sursis au business model.
En tout état de cause, il sera intéressant de suivre l’évolution de la part de travailleurs indépendants dans le recrutement global des acteurs précités (grande distribution, banques, et autres néo-acteurs de l’économie collaborative), et de confronter à cela les prochaines décisions judiciaires traitant du statut des travailleurs ubérisés : de cette confrontation émergeront des éléments de réponse à l’interrogation posée dans le titre.