Comment se débarrasser du culte du présentéisme en entreprise ?
74% des salariés déclarent, au moins un jour dans le mois, faire du présentéisme. Être présents dans leur entreprise, mais "absents psychologiquement", sans être productifs, selon un sondage mené par Ipsos pour la start-up Ourco en 2019. Pour 28% des sondés, cela monte à un ou deux jours par semaine.
Le présentéisme peut avoir plusieurs définitions : venir malade, en dépression… Mais aussi être présent "pour se montrer", sans réellement travailler. Thierry Rousseau, chargé de mission à l'Anact, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, "entend un peu moins cette définition ces dernières années". Ou encore faire des journées anormalement longues.
Le présentéisme a un impact sur la santé des salariés et peut créer… De l'absentéisme. "Les causes sont souvent les mêmes, selon Thierry Rousseau. Trop de présentéisme épuise les ressources, avec une décompensation brutale. Cela peut se traduire par un burn-out, avec trois, six mois d'absence. L'absentéisme et le présentéisme sont deux faces d'une même médaille".
Venir au travail malade pose aussi des problèmes "de contagion, les open spaces sont des lieux de contamination réciproques, assure l'expert. Mais il y a aussi une question de productivité : on vient alors qu'on n'est pas au mieux de sa forme. Les symptômes peuvent s'aggraver. Et dans les métiers où il faut coopérer, cela peut avoir un impact sur leur travail, voire sur leur sécurité". Cela a un coût pour les entreprises, même si les estimations varient.
Une culture présentéiste peut aussi faire fuir les talents. Selon l'étude People At Work publiée en 2022 par l'éditeur de logiciels RH ADP, 36% des Français envisageraient de quitter une entreprise s'il n'y a pas de télétravail, et 14% l'ont déjà fait.
Pourquoi le présentéisme est-il encore présent ?
Delphine Douetteau, responsable talents et développement d'ADP, voit "encore des managers très directifs, dans une culture où ils ont besoin de voir les travailleurs pour savoir qu'ils travaillent. Ce sont de très bons techniciens, mais pas de très bons managers. Mais cela change".
Beaucoup ont encore l'idée qu'il faut être présent pour se faire bien voir, être à l'affût d'informations pour progresser dans sa carrière. L'étude d'ADP indique d'ailleurs qu'une des craintes principales des salariés en télétravail est d'être négligés par leur management et de voir leur évolution freinée.
Le présentéisme découle parfois de dysfonctionnements : "organisation du travail, rythmes trop élevés", détaille Thierry Rousseau. Mais aussi de "causes sociologiques, managériales, on vient, alors qu'on ne devrait pas, parce qu'on se sent tenu, parce que l'équipe est sous pression".
Néanmoins, "les jeunes et la crise ont fait changer les choses", assure Delphine Douetteau. "Montrer qu'on est présents a moins d'intérêt quand il y a moins de monde au bureau", assure Thierry Rousseau.
Remédier au présentéisme
Se débarrasser de la culture du présentéisme passe déjà par combattre les idées reçues : on n'est pas plus efficace parce qu'on travaille de longues heures, et depuis les locaux de l'entreprise.
Pour Franck Legardeur, directeur général de Delmonicos, "le Covid a démasqué les mystificateurs qui se baladaient dans les bureaux toute la journée et faisaient deux mails, passaient leur temps en réunion, s'appropriaient les idées des autres…". Sa société qui propose des solutions pour faciliter les recharges électriques, créée en 2021, permet de travailler intégralement à distance. Pour lui, moins de présentéisme, c'est plus de motivation, d'attractivité et de fidélisation. Il faut tout de même s'assurer de bonnes conditions de travail. Delmonicos exige que les salariés aient une pièce dédiée, le matériel adéquat, et à ce titre, offre un chèque de 250 euros pour s'équiper.
Il est aussi important de garder des liens. C'est pour cela que les équipes se retrouvent chaque mois pour travailler ensemble. Moins de présentéisme oblige aussi les managers à redoubler d'efforts, "créer des moments de convivialité provoqués, être plus intentionnels", selon Delphine Douetteau, afin de maintenir les liens sociaux qu'il n'y a plus de façon informelle. 47% des répondants à l'étude d'ADP disent avoir eu des discussions avec leurs managers sur leur carrière, contre 36% de ceux restés sur site.
Présentéisme à distance
Attention, le télétravail peut aussi être source de présentéisme virtuel, par exemple via des mécanismes de contrôle du temps de connexion. Certains ont aussi tendance à faire plus d'heures, ont plus de mal à s'imposer des limites.
Thierry Rousseau indique que cela peut se traduire par une multiplication des réunions en visioconférence "pour montrer qu'on est assidu". Il recommande de "baliser le télétravail par des accords collectifs, de façon à diminuer les injustices, à globaliser les journées de télétravail".
"C'est notre rôle de veiller à la déconnexion, c'est une protection vis-à-vis des salariés", assure Franck Legardeur. Il explique ainsi que cette importance de la déconnexion est rappelée dans des notes, dans le contrat de travail ou les annexes, dans la charte d'entreprise qui mentionne les obligations légales de repos. "Cela fait partie des règles, nous sommes des passionnés, mais il faut aussi savoir s'arrêter". Pour autant, combattre le présentéisme, cela peut aussi être accepter que certains développeurs arrêtent de travailler dans la journée pour s'y remettre de nuit.
Faire confiance
Les managers doivent aussi apprendre à faire confiance. "Les horaires ne sont plus trop dans notre culture, assure Delphine Douetteau. Mais cela ne veut pas dire que les managers ne sont pas inquiets quand ils ne voient pas leurs collaborateurs. Alors nous menons des formations en mode hybride, un accompagnement, une sensibilisation, des webinaires". L'un des buts est de "les aider à mieux se connaître, pour qu'ils prennent conscience de leurs réflexes et que ce soit plus facile de les changer".
Elle témoigne qu'à ADP, "les managers sont moins donneurs d'ordre et plus leaders". Mettre fin au présentéisme, cela induit souvent de passer à un management à la performance : fixer des buts aux salariés et les laisser s'organiser. Ce qui ne se fait pas du jour au lendemain. "Nous faisons du management à la performance depuis dix ans. Cela nous a demandé environ trois ans pour faire comprendre quels étaient les objectifs de performance, comment saucissonner l'objectif au trimestre pour avoir un management plus proche, plus identifiable, avec une analyse hebdomadaire et deux ou trois priorités. Cela permet au manager d'avoir une vision sur l'ensemble des priorités et l'oblige à porter une intention individualisée à chacun chaque semaine, même si c'est très court". L'entreprise peut faciliter le travail des managers en leur permettant de mettre en place plus de flexibilité, selon Delphine Douetteau, notamment dans les horaires, par exemple pour diminuer le nombre de jours travaillés.
"Il faut faire confiance, acquiesce Franck Legardeur, qui explique qu'après un briefing matinal, les développeurs organisent leur travail comme ils l'entendent. Nous avons une culture axée sur les livrables". Il témoigne aussi que "si on envoie un message à quelqu'un et qu'il ne répond pas, on se dit qu'il a probablement une bonne raison". Delphine Douetteau raconte qu'à ADP, il y a eu une campagne de communication pour que chacun comprenne qu'il était parfaitement acceptable de s'arrêter de travailler "pour aller acheter le pain, chercher les enfants, faire une pause parce qu'on n'en peut plus…"
Chez Delmonicos, cela a nécessité "plein de discussions : comment faire pour que les gens soient dans de bonnes conditions ; est-ce qu'il fallait les obliger à commencer à une certaine heure, les laisser travailler le soir ? On s'est fait accompagner par un cabinet de ressources humaines, car cela ne s'invente pas".
Pour Thierry Rousseau, face au présentéisme, "il est peut-être nécessaire collectivement de réfléchir à la régulation de la charge de travail dans l'équipe". Cela peut aussi remédier au problème des gens présents en entreprise, mais ont peu de travail, ce qui peut aussi "causer une vraie souffrance". Dans tous les cas, il est nécessaire d'écouter les salariés.
Si des outils et des règles peuvent être utiles, "on peut contourner une règle. J'avais vu un bureau d'ingénierie qui avait instauré des départs à 18 heures. Les cadres ingénieurs venaient badger et remontaient dans leur bureau. Je pense qu'il faut s'assurer de l'adaptation de la règle à la situation. Si pour réaliser mon activité, je ne peux pas suivre cette règle, il y a un problème. Il faut pouvoir discuter, évoquer un manque de moyens, l'organisation, la formation. Et s'assurer au cas par cas que les mesures qu'on met en place pour inciter à la déconnexion puissent être suivies d'effet".