Le discount : un modèle payant pour la distribution
Les stratégies discount gagnent la banque et l'assurance. Pourquoi rencontrent-elles ce succès ? Quels discours fonctionnent le mieux auprès des consommateurs ? Christophe Bezes répond.
Le discount constitue la réalité vécue par la plupart des secteurs de la distribution, de la consommation et des services : commerce alimentaire, vêtements, voyagistes, transports aériens, bureautique, automobile, téléphonie.
Seuls deux secteurs y avaient jusqu'ici échappé : le luxe (souvenons de l'échec des parfums Bic) et les services financiers. Mais en 2008, ces derniers sont à leur tour, touchés : lancement avant l'été d'offres discount dans l'assurance automobile (Amaguiz de Groupama et IdMacif), offres bancaires discount annoncées pour la fin de l'année à la Caisse d'Epargne et au Crédit Agricole.
Avant d'examiner les stratégies qu'adoptent ou que peuvent adopter les distributeurs en place pour surfer sur la vague du discount, revenons d'abord sur les raisons de son succès.
Le discount : des origines qui remontent au 19e siècle
Le phénomène discount s'inscrit dans un mouvement séculaire que McNair nomma "roue de la distribution" (Wheel of Retailing) : celle-ci se caractérise par l'irruption par vagues de nouveaux acteurs à "faible statut, faible coût et faible marge". Au fur et à mesure, ceux-ci s'institutionnalisent jusqu'à devenir des distributeurs à coûts donc à prix élevés, eux-mêmes menacés par de nouveaux entrants. Qui d'autre que les spéléologues de la distribution se souvient encore que Le Bon Marché fut en 1863 un casseur de prix ?
Démarré au milieu du 19ème siècle avec la naissance des grands magasins, prolongé dans les années 20 par la création des magasins populaires et à partir de 1960, par l'apparition des premiers distributeurs généralistes puis spécialisés, ce que l'on appelle aujourd'hui le discount s'est imposé en France au sortir de la première guerre du Golfe. Depuis 1992, sa part de marché dans la grande distribution alimentaire a bondi de 1,6 % à 13,9 % en juin 2008 (source : TNS Worldpanel).
Diverses raisons expliquent ce phénomène : elles sont d'ordre sociologique, concurrentiel, psychologique ou technologique.
Un vrai besoin pour nos sociétés en mutation
Sur un plan sociologique, le phénomène de la "société en sablier sans fond" se traduit dans les pays occidentaux par le dégonflement rapide de la couche moyenne. Depuis deux décennies, celle-ci se vide par le bas (précarité puis exclusion), les revenus et, de manière encore plus marquée, le patrimoine se concentrant de plus en plus sur les couches supérieures de population. Les études montrent que les jeunes en sont les premières victimes expiatoires (petits boulots voire prostitution dans le monde étudiant), s'ils n'ont pas la chance de bénéficier de transferts intergénérationnels.
Ce mouvement contamine d'autres couches de population, larges et non encore paupérisées. Ainsi, en 2004, 70 % des Français (15 millions de ménages) avaient effectué au moins une fois dans l'année leurs achats dans une enseigne de maxi discompte (38 % six ans plus tôt). D'où une attractivité du discount, trans-sectorielle et trans-segmentaire : dans le discount alimentaire, l'âge et le nombre d'enfants semblent d'ailleurs être plus discriminants que le critère "revenu". En effet, au delà des prix bas, l'élévation de la qualité générale des offres et leur trop grande sophistication expliquent l'impact d'arguments tels que l'accessibilité et la simplicité du choix, caractéristiques de ce circuit court.
Des consommateurs qui remettent en cause les marques
Sur un plan concurrentiel, distributeurs et producteurs ont été obligés de sophistiquer à l'extrême leurs offres, pour se différencier et élever leur profitabilité. Résultat : des bénéfices imperceptibles sinon superflus pour les consommateurs. Rien d'étonnant dès lors, que dans un contexte de réarbitrage global du budget (montée du poids des télécommunications), les consommateurs fassent la chasse aux produits et services surfacturés, se transformant ainsi en véritables analystes de la valeur qui démasquent tour à tour les subterfuges des marketers (dernier exemple dans l'alimentaire : l'utilisation du packaging pour masquer les baisses de quantité présente dans chaque paquet).
Trois autres tendances viennent s'y ajouter : la défétichisation des marques (annoncée par Naomi Klein dans No Logo) qui ne permet plus de légitimer un quelconque supplément de prix, la défiance institutionnelle exacerbée qui frappent tôt ou tard tous les acteurs qui ont réussi et la surabondance d'innovations tarifaires (soldes, forfait, tiers financement) qui, comme le note le Credoc, a opacifié notre perception des prix réels.
Résultats : le recours grandissant aux moteurs de comparaisons tarifaires et aux revues de consommateurs qui replacent au centre du débat deux variables longtemps laissées pour compte : le prix et le temps.
Une réponse aux évolutions psychologiques et technologiques
Sur un plan psychologique, pour les catégories sociales élevées, l'achat discount est devenu synonyme d'achat malin : 24 % de la population française y voit un moyen de s'opposer au système dont 15 %, non pas pour des motifs financiers mais par réelle conviction (cf. étude Publicité et Société du 15 novembre 2005 Ipsos / Australie).
Déjà en 1970, le sociologue Jean Baudrillard critiquait prophétiquement la pensée classique qui veut qu'une baisse de prix induise nécessairement une baisse de statut, le produit ou le service devenant plus un moyen qu'une fin. Dans La société de consommation, il expliquait que la quête de différenciation statutaire ne renverrait pas obligatoirement à une ostentation à la Veblen, mais pourrait au contraire "prendre la forme plus subtile du refus des objets, du refus de la consommation (discrétion, dépouillement, effacement) : Mesdames, disait-il, c'est chez X que vous serez le mieux dépeignées du monde ; cette robe toute simple efface les traces de haute couture !". Avant de découvrir les "alter-consommateurs" et autres "no-nos", les "spécialistes de la marque" ont tardé à regarder en face cette tendance de déconsommation statutaire, épousée par les populations non quart-mondisées... adeptes de la presse et du téléchargement gratuits.
Enfin, sur un plan technologique et au-delà même du phénomène Internet, comment ne pas tenir compte, dans l'addition, de l'impact des nouvelles technologies, qui dans l'alimentaire (self-scanning remplaçant les caissières, entrepôts mutualisés pour rationaliser la logistique...), dans la banque (services en ligne à coût réduit, espaces libre-service...) ou dans l'aérien (enregistrement automatisé) abaissent très substantiellement les coûts de distribution.
Les principales stratégies adoptées
Loin de ne constituer qu'une menace, le discount peut aussi représenter une réelle source de développement pour les distributeurs qui sauteront sur l'opportunité pour s'adapter, les volumes en aval compensant les marges en amont. L'exemple de Leader Price, "l'épicier le plus rentable de France", suffit en effet à démontrer qu'un positionnement discount n'implique pas obligatoirement une rentabilité faible... même face à des "cost-killers" du type Aldi. "Dans un hyper, les coûts représentent 25 % du chiffre d'affaires pour une marge d'exploitation de l'ordre de 2 à 3 % ; dans le discount, tel Leader Price, les coûts pèsent 13 % du chiffre d'affaires et la marge s'élève à 8 %", explique Jean-Charles Naouri. Différentes stratégies sont actuellement mises en oeuvre par les enseignes de distribution.
La première d'entre elles consiste à développer un discours commercial se concentrant davantage sur l'utilité (clarté, rapidité, simplicité), sans pour autant bouleverser l'ensemble de sa stratégie. Il s'agit ici de mettre en scène un effet discount dans la réalité quotidienne de chaque canal de distribution. Gain d'argent + gain de temps : c'est le cas par exemple, des hypermarchés Géant et Auchan qui ont créé dans leur surface de vente, des circuits courts avec éventuellement reconditionnement à la marge de certains produits (self-discount...).
Plus délicate, la deuxième stratégie consiste à valoriser sa légitimité d'intermédiaire pour être perçue comme une alternative crédible, légitime et rémunératrice, aux offres de base. Mais désormais, il faut le prouver et non plus seulement le clamer, ce qui implique un travail en profondeur sur la confiance, le savoir-faire et le savoir être de l'enseigne et de ses représentants. Mais gare à la montée en gamme involontaire !
Une troisième stratégie (le "low-cost") vise à supprimer tout ce qui n'est pas perçu comme étant de la valeur (exemple : la Logan), et surtout à "faire auto-produire le rigide" (impression chez soi des billets IdTGV moyennant une baisse de tarif, substitution au pompiste ou à la caissière,....). Cette stratégie est d'autant plus intéressante qu'elle peut être positiver ; elle n'est en effet pas si éloignée que cela de la "consomm'action", souvent plébiscitée par les consommateurs tentés d'agir par eux-mêmes ("c'est moi qui l'ai fait !").
Mais la stratégie de loin la plus en vogue en ce moment consiste, pour les enseignes déjà en place, à générer sur le bas de leur propre marché, des concurrents symboliques. Comme souvent, le marché du bricolage est pionnier : les nouveaux discounters Bricoman et Bricodépôt semblent défier frontalement les grands acteurs en place, et pourtant ils appartiennent respectivement à Leroy-Merlin et à Castorama. Il en va de même pour Happy, fleuriste discount développé par Monceau Fleur ou par Amaguiz, assureur discount développé par Groupama. A l'inverse, Zara, spécialiste du volume en bas du marché, va chercher de nouvelles marges en créant sur le haut du marché l'enseigne Massimo Dutti.
Preuve que la roue de la distribution n'a pas fini de faire tourner la tête des enseignes et de leurs clients.