James Vincent (FNDR) "Steve Jobs était quelqu'un de dur et d'exigeant, mais son objectif était vraiment de changer le monde"

Après dix ans chez Apple, où il a imaginé des slogans aussi iconiques que "There is an App for that", le cofondateur de FNDR accompagne les créateurs de Snap, Airbnb, Alan ou encore Sorare dans leur storytelling.

JDN. Après plusieurs années en charge du marketing chez Apple, vous accompagnez aujourd'hui les dirigeants de start-up technologiques dans leur stratégie de communication avec votre entreprise FNDR (prononcer "Founder"). Quelle est votre approche ?

James Vincent est cofondateur et CEO de FNDR et ex-CEO et fondateur de Media Arts Lab. © FNDR

James Vincent. FNDR est une société basée à Venice Beach en Californie. Nous aidons les fondateurs d'entreprises à bâtir une marque forte en travaillant le récit de leur entreprise. Il est primordial de lui donner très tôt une personnalité afin qu'elle se distingue de ses concurrents. Pour qu'une marque existe, il faut qu'il y ait une compréhension claire de son histoire, de ses valeurs, etc. Le storytelling est important en interne comme en externe. Le pouvoir de la narration permet de transformer un simple produit en une véritable marque. Nous collaborons avec des entreprises de tous horizons, comme Airbnb, Snapchat ou encore Alan. Nous aidons leurs dirigeants à présenter leur vision pour le futur de leur entreprise de manière unique.

Concrètement, comment travaillez-vous avec les fondateurs de ces entreprises, que ce soit avec Brian Chesky (Airbnb), Nicolas Julia (Sorare) ou encore Jean-Charles Samuelian-Werve (Alan) ?

Notre méthode consiste à organiser ce que nous appelons des "sprints narratifs" d'une durée de quatre à huit semaines au cours desquels nous demandons à ces dirigeants de nous consacrer deux heures par semaine. Cette méthode est basée sur l'expérience que j'ai acquise en travaillant pendant une décennie chez Apple aux côtés de Steve Jobs. J'ai notamment participé aux lancements de produits tels que iTunes, l'iPod, l'iPhone ou encore l'iPad. Chaque mercredi, nous organisions des réunions de deux heures où nous échangions des idées sur la stratégie marketing et la manière dont nous allions présenter les nouveaux produits. Nous utilisons désormais cette méthode chez FNDR pour aider les entrepreneurs à présenter leur entreprise de manière différenciée à travers un récit unique.

"Notre travail consiste à travailler le récit pour donner un cap clair à l'entreprise"

En général, à quel stade se trouvent les entreprises qui vous contactent ?

Nous rencontrons nos clients à un stade assez précoce dans la croissance de leur entreprise. Souvent, ces dernières génèrent déjà des revenus. Elles s'apprêtent à entrer sur un nouveau marché ou à lancer un nouveau produit. Leurs dirigeants se sont engagés auprès de leurs investisseurs à obtenir de la croissance, mais ils se rendent compte que leur communication ne les distingue pas suffisamment de leurs concurrents. Notre travail consiste donc à travailler le récit pour donner un cap clair à l'entreprise pour les années à venir. Nous les aidons à développer une image de marque de manière à ce que chaque utilisation de leurs produits laisse une empreinte dans l'esprit des clients.

Comment se déroulent ces sessions hebdomadaires ?

Nous engageons des conversations très franches avec les dirigeants, parfois provocatrices, afin de faire émerger des idées. Nous les laissons dans un premier temps parler et les écoutons attentivement. L'objectif est de comprendre comment ils présentent leur entreprise avec leurs propres mots. Le plus souvent, ils ont du mal à présenter la mission de leur entreprise de manière différenciée. Pour cela, nous réalisons des exercices. Par exemple, nous analysons les sites web des concurrents ainsi que les mots utilisés par ces derniers. L'un de nos exercices consiste à essayer de présenter leur entreprise sans utiliser certains mots déjà employés par leurs concurrents ou bien de les assembler de manière différente. Bien sûr, nous faisons aussi des recherches et proposons des idées.

Est-ce que votre rôle peut également consister à suggérer la création de nouveaux produits ?

Cela peut arriver. Brian Chesky m'avait demandé de développer la catégorie "expériences". Dans l'optique de son introduction en bourse, il voulait qu'Airbnb soit considérée comme une entreprise de voyage, notamment parce que ce marché est bien plus large que le secteur de l'hébergement. En 2016, la plateforme "trips" a ainsi été lancée. En collaboration avec une équipe d'une trentaine de personnes, nous avons prototypé cette fonctionnalité. L'idée était de permettre aux utilisateurs de découvrir des activités originales à faire pendant leur voyage, que ce soit une initiation au surf ou une randonnée avec des locaux.

"J'ai refusé de travailler avec Uber"

Avez-vous des critères pour sélectionner les entreprises avec lesquelles vous travaillez ?

J'ai refusé de travailler avec Uber. Après avoir rencontré Travis Kalanick, j'ai considéré que je n'étais pas en adéquation avec ses intentions. Depuis la révélation des documents Uberfiles, il est facile de réaliser à quel point l'entreprise était toxique à cette époque. C'est précisément la raison pour laquelle il est indispensable d'avoir une marque forte qui véhicule certaines valeurs. A l'inverse d'Uber, Airbnb a toujours affiché de belles intentions, à savoir de permettre à chacun de voyager comme un local et non plus comme un simple touriste.

Vous avez collaboré avec Evan Spiegel, fondateur de Snapchat. Quelle a été la stratégie pour positionner Snap face à ses concurrents qui ont notamment copié son format "story" ?

Snapchat a été le premier client de FNDR. J'ai travaillé avec Evan en 2017 et en 2018. Nous avons effectivement réfléchi au positionnement de Snap vis-à-vis des applications concurrentes, dont notamment Facebook et Instagram. Notre constat était que ces applications étaient utilisées pour mentir à des inconnus. Nous étalons quotidiennement notre bonheur avec des photos de couchers de soleil ou des clichés montrant notre famille heureuse devant des milliers de contacts que nous connaissons à peine. En réalité, qui a vraiment des milliers d'amis dans la vie réelle ? Nous avons ainsi décidé de positionner Snap autour des amitiés authentiques. Même si les messages envoyés sont éphémères, ils sont envoyés à des vrais amis. L'application permet de rester en contact au quotidien avec ses proches de la vie réelle. En se positionnant sur ces valeurs, Snap est devenue, selon moi, la plateforme la moins toxique dans l'univers des réseaux sociaux.

"Steve Jobs était le premier humaniste du secteur technologique"

Vous avez passé onze années à travailler aux côtés de Steve Jobs. Que retenez-vous de lui ?

Tout le monde sait que Steve Jobs était un visionnaire mais je le considère aussi comme le premier humaniste du secteur technologique. Steve comprenait parfaitement les désirs et les besoins des clients et il voyait dans la technologie un moyen d'y répondre. Par exemple, à la sortie de l'iPhone, une partie du public était réticente à l'idée de ne plus avoir de touches physiques. Pour autant, cette décision a permis à Apple de transformer l'écran du téléphone en un véritable espace de création et de créer de nouveaux modes d'interaction avec cet appareil. L'iPhone est ainsi devenu le superordinateur à emmener dans sa poche mais aussi un véritable couteau suisse pour tous nos besoins. "Il y a une app pour cela" est d'ailleurs le slogan que nous avions rédigé pour illustrer cette idée.

Steve Jobs avait la réputation d'être exigeant. Comment expliquez-vous la réussite de votre relation pendant toutes ces années ?

Steve a créé une entreprise qui maîtrise aussi bien le hardware que le software. Des entreprises comme Dell ou Microsoft ne maîtrisaient que l'un ou l'autre de ces aspects, ce qui ne leur permettait pas de créer de belles expériences pour l'utilisateur. Rappelez-vous des bugs sur Windows. Fort de son expérience chez Pixar, Steve Jobs a également su mettre la technologie au service du storytelling d'Apple. Bien sûr, Steve était quelqu'un de dur et d'exigeant, mais son objectif était vraiment de changer le monde. Il cherchait toujours à tirer le meilleur de ses collaborateurs afin qu'ils dépassent leurs limites et qu'ils créent des produits ambitieux. Lorsque vous passez autant d'années à travailler étroitement avec lui, vous finissez naturellement par devenir plus exigeant envers vous-même.

"Formuler des messages simples permet de les rendre mémorables"

Vous êtes l'homme derrière les slogans marketing "There is an App for that" pour l'iPhone ou encore "1 000 chansons dans votre poche" pour l'iPod. Quels ont été les procédés créatifs internes qui ont permis de les trouver ?

Steve nous répétait sans cesse de ne pas avoir peur de l'évidence, autrement dit d'exprimer des idées de manière claire et simple. Parfois, dans le milieu du marketing, nous avons tendance à vouloir nous montrer trop créatif ou différent alors que formuler des messages simples permet justement de les rendre mémorables. Pour les lancements de l'iPod et de l'iPhone, nous cherchions des moyens simples de présenter ces produits pour qu'ils deviennent iconiques. C'est ainsi que nous avons rédigé des slogans qui ont marqué les esprits. Il s'agissait d'expliquer aux clients, non pas comment la technologie fonctionnait, mais ce qu'ils pouvaient accomplir avec. L'un des meilleurs moyens pour y parvenir est d'associer l'usage d'un nouveau produit à un autre déjà connu du public. Par exemple, lors de la première présentation de l'iPad, Steve a montré ce que l'on pouvait faire avec cet appareil en comparant son usage à celui d'un téléphone et d'un ordinateur.

James Vincent est le cofondateur et CEO de FNDR, une société qui accompagne les dirigeants dans leur stratégie de marque en utilisant le pouvoir de la narration. Il a notamment collaboré avec Brian Chesky (Airbnb), Evan Spiegel (Snap), Jean-Charles Samuelian-Werve (Alan) et plus de 136 fondateurs à ce jour. Il est également l'animateur du podcast "Most Innovative Companies" de Fast Company. Pendant plus d'une décennie, il a travaillé aux côtés de Steve Jobs pour réaliser la stratégie de communication de produits tels que iPod, iTunes, iPhone, App Store et iPad. Il a notamment fondé le Media Arts Lab, l'agence globale de communication d'Apple.