Vrais-faux tokens : les supporters de l'Elan Béarnais bernés par un fonds américain

Vrais-faux tokens : les supporters de l'Elan Béarnais bernés par un fonds américain Au printemps 2022, 500 passionnés de basket ont acheté des tokens pour devenir actionnaires de leur club préféré. Sans nouvelle de leurs jetons, le rêve vire à la désillusion.

Ce mercredi 28 septembre 2022, Jérôme Tapie se connecte à l'interface de Counterpointe Sports Group pour nous confirmer l'information : "Aucune trace de mes jetons". Ce youtubeur et speaker de rencontres sportives est l'un des 500 souscripteurs de la vente de jetons-titres numériques (STO pour security token offering) réalisée en avril 2022 par le groupe américain CSG, alors propriétaire majoritaire de l'équipe de basket français l'Elan Béarnais. À ce jour, aucun souscripteur n'aurait reçu les jetons promis. 

Sur le papier, cette vente était pourtant prometteuse : un club sportif professionnel allait ouvrir son capital à des supporters via une security token offering. L'idée avait été présentée par ce groupe d'investisseurs américains CSG, accueilli en grandes pompes au printemps 2021 par la ville de Pau et son club de basket, alors en grande difficulté financière. 

En juin 2021, François Bayrou détaille à la mairie de Pau un projet censé "rendre l'ambition à la hauteur de la légende de ce club, et ce, pour les années à venir." Le maire palois annonce un "engagement" pris "avec CSG, de porter le budget à la somme de 7 millions d'euros dès la première saison, soit une augmentation de près de 20% par rapport au budget de cette année." Il enchaîne et présente "parmi les moyens que souhaitent se donner CSG, (....) un investissement immobilier très important autour de la vocation sportive et de la défense de l'environnement". Pour cela, la ville de Pau prévoit de "mettre à disposition une parcelle voisine du Palais des Sports qui permettra à CSG de mettre en place un hôtel, une résidence à destination des jeunes sportifs et enfin un parcours centré sur la défense de l'environnement et la décarbonation des activités économiques". Si les propriétaires américains sont en visioconférence, le président du club David Bonnemason-Carrère est, lui, bien présent aux côtés du maire. C'est lui qui évoque, déjà, la possibilité future pour les "supporters de devenir actionnaires [du] club par le biais des tokens". Une opportunité présentée comme "une première en Europe". 

225 000 euros récoltés en quelques jours

Mais un an jour pour jour après l'intronisation du groupe d'investisseurs à la mairie de Pau, c'est la débâcle : la DNCCG, le gendarme français du sport, refuse à l'Elan Béarnais l'accès à l'élite. Pis, le club devrait être relégué dans les rangs amateurs. À ce moment, nos confrères de Sud-Ouest révèlent que "Counterpointe Sports Group (CSG) a perdu en seulement dix mois un peu plus de 3 millions d'euros" et que son PDG David Otto n'a pas apporté la somme de 1,1 million d'euros promise à l'instance française.

Communiqué du lancement de la token sale. © Elan Bearnais

Sur place, c'est la stupeur, d'autant que le groupe est allé au bout de son idée de vente de jetons, les Pau Basketball Tokens. Entre le 26 avril et le 5 mai, 500 lots de 500 tokens ont été vendus auprès du public français, en majorité palois. Prix du lot : 450 euros. Ce sont donc 225 000 euros récoltés par le club via  une vente qui a suscité un enthousiasme légitime au regard des annonces de l'Elan Béarnais : selon un communiqué (retiré du site mais toujours lisible en archive), "les acheteurs de tokens recevront un siège au conseil d'administration du club" et ils "auront également un intérêt dans le projet immobilier de CSG. Ce projet appelé Climate Technology Park sera un complexe immobilier durable, construit en collaboration avec des entreprises engagées pour l'environnement. Il accueillera un centre de formation, des restaurants, une fan zone, un hôtel, des logements, etc." Un parc permis par la mise à disposition par la ville de Pau d'une parcelle de terrain. Trop beau pour être vrai ?

Dès le moment de la vente de jetons, les acquéreurs relèvent des anomalies. "Ce n'était pas au point chez eux. Il a par exemple fallu attendre plusieurs jours pour que ma transaction soit reconnue", se souvient le youtubeur Jérôme Tapie. Les paiements se font en cryptos ou par virement bancaire. Le premier RIB affiché sur l'interface de la vente appartient à une banque de Seattle, aux Etats-Unis ; la ville où est domicilié Greg Heuss, vice-président du CSG. Guère pratique pour les acheteurs français. De fait, le RIB d'une agence locale du Crédit Agricole apparaît au bout de quelques heures. Selon nos informations, confirmées par nos confrères de La République des Pyrénées, le groupe américain s'est servi de cet argent pour payer les salaires des joueurs, en retard de paiement. 

Des joueurs également intéressés sur la vente de jetons, selon le contrat de gestion et de distribution de tokens toujours en ligne : un montant de 2,5 millions de jetons leur était alloué, selon certaines conditions. Contacté par le JDN, le joueur américain Brandon Jefferson attend toujours "l'équivalent de 15 000 euros en jetons, après la victoire en Coupe de France et les bons résultats en ligue". Quelque peu agacé, il confie "n'avoir encore rien entendu de la part de CSG". Aujourd'hui, aucun joueur n'a reçu le moindre jeton.

Où sont les jetons ?

D'ailleurs, ces jetons auraient-ils la moindre valeur ? Il est permis d'en douter, d'autant que rien n'indique leur existence réelle. Pour savoir si ces jetons ont été mintés, il faut être en possession de l'adresse blockchain du smart contract (le programme exécuté pour générer les jetons). Or, à ce jour, personne n'est en possession de cette adresse. Directeur général du club l'an passé, l'américain Tom Huston a botté en touche lorsque le JDN l'a contacté : "J'aimerais aider, mais malheureusement je n'ai pas l'information que vous recherchez", a-t-il répondu. "Je vous suggère d'essayer de contacter Greg Heuss à CSG".

Capture de l'interface de paiement de la token sale. © Securitize

Malheureusement, ni Greg Heuss, ni David Otto, PDG de CSG, n'ont répondu à nos sollicitations. Idem du côté du prestataire technique américain, Securitize, où les wallets des souscripteurs sont supposés être gérés. Or, "sans l'adresse du smart contract, il est impossible de trouver le jeton", rappelle Manuel Valente, directeur de recherche de la plateforme française de cryptomonnaies Coinhouse.

En réalité, tout laisse à penser que les jetons n'ont même pas été émis : "J'ai essayé depuis le début de retirer ces jetons sur mon propre wallet Avalanche (la blockchain utilisée pour ces jetons, ndlr) afin de produire une vidéo explicative pour les autres acquéreurs de ces tokens mais la promesse de les exporter sur un wallet n'a jamais été tenue", déplore Jérôme Tapie. 

Au-delà de la gestion financière du club durant leur passage, les dirigeants américains sont-ils coupables d'une tromperie ? C'est le sentiment des investisseurs réunis sous l'entité décentralisée et internationale Krause House, une DAO dont la motivation est d'acheter une équipe sportive professionnelle. Lors de nos recherches, nous avons découvert que dès février 2022, des tractations se sont déroulées entre CSG et ce collectif pour que ce dernier rentre au capital du club. Après plusieurs échanges, Krause House a opposé une fin de non-recevoir. "Nous avons choisi de ne pas travailler avec CSG", relate au JDN le pseudonyme Commodore, co-créateur de Krause House DAO. D'après Giovanese, l'un des membres français sous pseudonyme de la DAO, "le processus n'était vraiment pas clair, voire louche avec CSG. Nous avions même rencontré Securitize, leur prestataire aux Etats-Unis. J'ignore si même eux ont été payés."

"Des négligences de part et d'autre"

L'affaire a écœuré souscripteurs et premiers soutiens du projet. Avocat de la firme FieldFisher, cité comme conseil du groupe pour la structure juridique de la STO, Arnaud Grunthaler ne "veut pas s'exprimer au sujet de CSG, qui ne sont plus [ses] clients". Dirigeant de Blockchain-Ez et conseil en stratégie blockchain pour l'Elan Béarnais en 2020, Alain Broustail déplore "une triste affaire et des négligences de part et d'autre". L'affaire pourrait avoir des suites. Selon le parquet de Paris, l'Autorité des Marchés Financiers a effectué un signalement, actuellement en cours d'analyse. Selon une autre source, une plainte contre X a également été déposée, sans que le JDN ait pu confirmer son auteur.

Contacté par le JDN, le nouveau propriétaire du club Sébastien Ménard est échaudé : selon son attachée de presse, "il ne veut pas entendre parler" des tokens de CSG et "il recevra prochainement les propriétaires de tokens pour prendre connaissance de leur situation". En attendant, Jérôme Tapie, en sa qualité de vulgarisateur crypto, reçoit bien malgré lui les complaintes des détroussés. "Les gens me contactent régulièrement pour savoir où cela en est et pour récupérer leurs fonds mais moi, je ne peux rien y faire", soupire-t-il.