Attribuer aux éditeurs leur audience sur Instant Articles ? C'est non !
Les membres du comité Internet de Médiamétrie n'ont pas réussi à atteindre les 75% nécessaires à la validation de la proposition de Facebook. Le débat est lancé.
Le comité Internet de Médiamétrie, assemblée qui réunit 29 éditeurs, annonceurs et agences, a tranché jeudi soir dans les locaux de l'institut. L'audience réalisée par les éditeurs via le format natif de Facebook, Instant Articles, ne leur sera pour le moment pas attribuée.
Il s'agissait plus globalement de poser la question de "l'attribution de l'audience générée par les nouveaux outils de distribution de contenus". Une appellation qui englobe donc des outils aussi différents qu'Instant Articles, Accelerated Mobile Pages (AMP) de Google et même Snapchat.
75% des votes devaient être réunis pour avaliser la décision. Le scrutin à main levée, qui a réuni quasiment autant d'avis favorables que d'avis défavorables, ne l'a pas permis. Le lobbying de Laurent Solly, le patron de Facebook France, qui s'active depuis quelques semaines pour convaincre les différentes parties du bien-fondé d'une telle bascule, aura donc été vain. Car pour la plateforme, l'attribution de l'audience aux éditeurs serait un argument supplémentaire pour les inciter à rejoindre Instant Articles.
La peur de jouer les apprentis sorciers
"Editeurs et agences se sont accordés pour dire qu'il était nécessaire de bien cadrer le sujet, tant d'un point de vue idéologique que technique, avant de trancher", résume un des votants. Une commission a ainsi été mise sur pied, qui devra réfléchir aux conditions d'application. C'est d'ailleurs ce qui a été décidé du côté de l'OJD, l'autre principal institut de mesure d'audience de la presse. Pour éviter notamment de modifier les règles de manière inconsidérée et jouer les apprentis sorciers.
Car il s'agirait pour Médiamétrie de transiger avec une règle jusque-là inoxydable : on ne peut compter un visiteur unique qu'une seule fois. La visite d'un mobinaute qui se trouve sur Facebook serait de facto attribuée à la plateforme mais aussi aux quelques éditeurs dont il vient de consulter des "Instant Articles".
Mais le souvenir des abus de certains acteurs est encore frais. Médiamétrie a d'ailleurs été amené à faire la police à plusieurs reprises au cours de ces dernières années, entre ceux qui dopaient artificiellement leur audience et ceux qui agrégeaient les audiences de sites de marques différentes, grâce au cobranding. Les parties prenantes prônent donc la patience. "D'autant que l'on parle de services qui n'ont pas encore été déployés en France, comme AMP, ou tout simplement mal connus, comme Snapchat", confie notre source.
Annonceurs et agences sont pour... éditeurs beaucoup moins
"On n'a pas pris le temps de mesurer les modalités et les conséquences d'une telle décision", résume un éditeur présent hier soir. Lequel estime que "Facebook a voulu passer en force" et que "les agences ont voté pour car elles trouvent qu'il est ringard de ne pas comptabiliser ces audiences". "Cette décision positive irait dans le bon sens car elle nous permettrait de mieux qualifier le canal d'origine pour pouvoir les monétiser à leur juste valeur", nous confirme Hervé Ribaud, directeur du département Publishing d'Havas Media France.
L'enthousiasme est, de fait, beaucoup plus mesuré du côté des éditeurs. Car en filigrane émerge une crainte aussi ancienne que tenace : éviter de devenir "des serfs au royaume de Facebook".
Cloisonnement de l'internet mobile
"On voit bien que Facebook est dans une stratégie de cloisonnement de l'internet mobile et qu'il veut de plus en plus jouer les intermédiaires entre les groupes médias et leur audience", nous confie un patron de groupe média. Un procès d'intention qu'Edouard Braud, directeur des partenariats médias chez Facebook, réfute.
"L'éditeur est chez lui. Il garde 100% du chiffre d'affaires que les publicités génèrent s'il s'occupe de la régie, il peut tagger les pages à souhait pour continuer à suivre son audience et peut sortir quasiment dans la minute de l'outil s'il le désire".
Pas suffisant pour rassurer notre patron de presse. "Qu'est ce qui nous dit que Facebook ne va pas profiter du rapport de force pour imposer, à terme, de nouvelles conditions qui lui sont plus avantageuses ?" On peut faire, en cela, un parallèle avec Google qui ne se gêne pas pour remonter régulièrement les taux de régie d'Adwords au grand dam des agences... qui continuent pourtant plus que jamais à y investir. Pour cause, avec près de 90% de part de marché en France, le moteur de recherche de Google est un bassin d'audience incontournable pour les spécialistes du SEA.
Les éditeurs ouvriraient-ils la boîte de Pandore en acceptant l'attribution des audiences réalisées sur Instant Article ? "On est de plus en plus dépendants de Facebook. Inutile d'en rajouter", nous confie-t-on. Et de citer en vrac les contraintes qui accompagnent le déploiement d'Instant Articles avec "des formats standards imposés par Facebook" et "l'impossibilité de cibler l'utilisateur via la data".
Impossible de cibler les utilisateurs sur Instant Articles
Certes Facebook autorise les éditeurs à tagger leurs pages. Mais c'est surtout pour analyser leur audience que se pose un problème. Les éditeurs ne peuvent ainsi pas y plugger leur DMP. "Impossible dans ces conditions de faire du reciblage ou de capper les campagnes." Autre point d'achoppement, l'accès donné à Facebook aux informations de navigation des lecteurs. "La plateforme va pouvoir les connaître aussi bien, si ce n'est mieux, que nous."
Des écueils qui ne semblent pas gêner les éditeurs outre-Atlantique. Il y a certes eu quelques frustrations au début de l'aventure et des performances décevantes côté CPM. Mais Facebook a écouté les doléances formulées et ajusté le tir. Beaucoup génèrent désormais autant de valeur sur Instant Articles que sur leur version mobile
En France, les débuts sont encore balbutiants. Le Parisien a accueilli une campagne de Toyota au lancement mais celle-ci n'a pas été reconduite. Depuis, on y retrouve essentiellement de l'auto-promo pour une marque du groupe. "Ce n'est pas beaucoup plus folichon du côté de Libération qui peine à attirer des annonceurs de qualité", ajoute notre patron de presse. L'Equipe a en revanche réussi à séduire Canal Plus qui y diffuse une campagne en continu.
Le débat lancé hier soir par le comité Internet de Médiamétrie est, quoi qu'il en soit, légitime. Alors que Facebook, Google et Apple cannibalisent de plus en plus la distribution de contenus, les médias doivent sans doute repenser leur ADN. Quitte à sacrifier leur marque ?
Le directeur de la rédaction de Libération, Johan Hufnaghel, a lui récemment fait entendre une voix discordante de celle des autres éditeurs. "Lire Libération sur nos supports traditionnels (papier, site et appli) n'est pas une fin en soi. Nos 'contenus' (notre direct permanent, nos articles conçus pour Internet, ceux du quotidien accessibles en ligne, nos vidéos, etc.) seront à terme de plus en plus 'lus' sur d'autres plateformes que celles sur lesquelles nous opérons", prophétise-t-il.
Les instituts de mesure d'audience pourraient donc être amenés dans de telles conditions à basculer d'une mesure "site centric" à une mesure "content centric". Autrement dit mesurer le contenu quel que soit son lieu de consommation, sur une plateforme propriétaire ou non. Comscore a de son côté accepté d'attribuer aux éditeurs les audiences qu'ils réalisent sur Instant Articles. Le groupe de travail lancé par le comité Internet de Médiamétrie (et pas encore formé) a jusqu'à juillet prochain, date de sa prochaine réunion, pour réfléchir à la question.