Mitchell Baker (cofondatrice de Mozilla) "Mozilla travaille au développement d'agents IA pouvant réaliser des actions pour l'utilisateur"
Alors que Mozilla, l'éditeur de Firefox, se cherche un second souffle, sa cofondatrice partage avec le JDN ses ambitions dans l'IA et sa vision du futur de l'open source.
JDN. En février dernier, vous avez quitté votre poste de PDG de Mozilla Corporation. Qu'est ce qui a motivé cette décision ?

Mitchell Baker. J'ai effectivement quitté mon poste de PDG de Mozilla Corporation, responsable de la majorité des produits du groupe, dont Firefox. Je vais ainsi me concentrer davantage sur la fondation Mozilla et notamment sur l'expansion des activités de Mozilla dans le domaine de l'IA. En novembre 2022, nous avons créé un fonds de capital-risque doté de 35 millions de dollars, baptisé Mozilla Ventures. Cela va nous permettre d'investir dans des projets à fort potentiel partageant nos valeurs en matière d'éthique et de transparence. Une grande partie de ces investissements est dédiée aux start-up focalisées sur l'IA.
De quelle manière intégrez-vous l'IA au sein de Firefox ?
Nous réfléchissons à la manière de créer une plateforme ouverte pour l'IA. Actuellement, le choix de votre navigateur détermine le modèle d'IA que vous allez utiliser, et vice versa. Par exemple, ChatGPT est implémenté dans Edge par Microsoft. Ce choix ne devrait pas être limité. Dans la version Nightly de Firefox, nous proposons ainsi aux utilisateurs de choisir le chatbot AI avec lequel ils souhaitent interagir, que ce soit ChatGPT, Google Gemini, HuggingChat ou Mistral.
Avec Firefox, nous avons toujours pensé qu'offrir une plateforme ouverte offrant une variété de choix était bénéfique pour le consommateur, en lui laissant par exemple choisir son moteur de recherche par défaut. Même si cela semble évident aujourd'hui, c'est un principe que j'ai personnellement établi dès la création de Firefox 1.0.
Vous avez lancé en mars 2023 Mozilla AI, une entité financée à hauteur de 30 millions de dollars et dédiée à la recherche, notamment dans les modèles d'IA open source. Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Notre vision à long terme est que l'IA soit omniprésente chez Mozilla. Cette entité dédiée à la recherche se concentre actuellement sur le développement d'agents IA. En effet, la première expérience avec l'IA est souvent une interaction avec un chatbot qui répond à des questions. Nous travaillons désormais sur le développement d'agents capables de réaliser des actions.
Par exemple, dans l'objectif de réserver un billet de train, cet agent pourrait être chargé de chercher les horaires disponibles, comparer les prix des billets, etc. Il pourrait ainsi comprendre vos besoins et réserver ce billet pour vous. L'IA est devenue puissante. Plutôt que de poser des questions de manière répétée, l'objectif est que cette technologie puisse accéder à l'information nécessaire et prendre des actions, tel un agent.
Quels sont les produits qui ont déjà été lancés dans ce domaine ?
Nous ferons des annonces très bientôt. Nous expérimentons beaucoup de choses, certaines sont d'abord introduites dans Firefox Nightly, une version de Firefox mise à jour quotidiennement.
Prévoyez-vous de créer votre propre LLM, basé sur les principes de transparence et de confidentialité des données, chers à Mozilla ?
Nous y réfléchissons régulièrement, et nous nous intéressons également aux LLM Open Source en local et à ceux qui répondent à des cas d'usage spécifiques. Actuellement, les LLM généralistes nécessitent des ressources considérables pour être développés et améliorés, même si, avec le temps, cela pourrait évoluer. Pour l'instant, nous examinons différentes options. Nous observons beaucoup d'efforts dans le milieu Open Source concernant le développement de ces LLM et nous étudions comment nous pourrions apporter de la valeur, par exemple en proposant des modèles développés par d'autres entreprises ou organisations.
Doit-on s'attendre à voir Mozilla intensifier ses collaborations avec les autres acteurs du monde open source ?
Mozilla collabore déjà avec un large éventail d'entreprises ayant une démarche open source et nous souhaitons continuer sur cette voie. Avec Firefox, nous avons été parmi les premiers à combiner des technologies open source pour créer un produit grand public de qualité. Beaucoup de projets n'y parviennent pas. Dans l'IA, nous voyons déjà un nombre important de technologies développées en open source, dont des LLM. La véritable difficulté est de réussir à intégrer ces différentes briques pour créer un produit grand public et Mozilla a un rôle à jouer avec son expérience.
Pensez-vous que Firefox sera bientôt remplacé en tant que produit phare du groupe Mozilla ?
Le terme "bientôt" est sans doute de trop. Je ne sais pas si un produit qui sera lancé cette année va perdurer toute une génération, de même que je ne suis pas certaine que les chatbots IA que nous avons aujourd'hui seront encore là dans les vingt prochaines années. Ma réponse est donc oui et non. Le navigateur a été un outil important de l'ère du Web grand public pendant très longtemps. Mais nos interactions avec les technologies sont vouées à évoluer. J'espère que ce que nous avons créé il y a environ 25 ans avec Firefox n'est pas la version finale de nos interactions avec la technologie. Donc, à long terme, le produit phare de Mozilla devrait être vraisemblablement quelque chose de très différent.
Pensez-vous que les navigateurs puissent disparaître ?
Ils seront sans doute moins utilisés, alors que nous utilisons beaucoup d'applications aujourd'hui. Pour autant, le navigateur a une particularité intéressante : il fait office d'intermédiaire protecteur entre vous et le site web ou le service que vous utilisez. Lorsque vous utilisez une application sur votre téléphone, tout est contrôlé par l'éditeur de l'application. Avec un navigateur, un internaute peut à la fois personnaliser son expérience, comme la taille de la police ou la couleur des liens, mais surtout, maîtriser les aspects liés à la sécurité et à la protection de ses données.
Le navigateur offre une protection unique qu'un site web ne souhaite pas toujours vous accorder. Offrir cette protection aux internautes a toujours été la mission de Firefox, et elle est devenue d'autant plus essentielle à l'ère de l'IA et des agents. C'est pourquoi j'espère que les navigateurs ne vont pas disparaître, même s'ils voués à évoluer.
Quelle pourrait être la prochaine fonctionnalité phare du navigateur, qui pourrait lui permettre de regagner des parts de marché, notamment face à Chrome ?
L'une des choses que nous explorons concerne la vérification de l'exactitude des informations, surtout lors d'achats en ligne. L'année dernière, nous avons acquis une entreprise appelée Fakespot, spécialisée dans l'analyse de la légitimité des avis laissés sur les sites marchands grâce à l'IA. Concrètement, lorsque vous achetez un produit en ligne, Fakespot vous indique si les avis sont légitimes ou générés de manière frauduleuse, et dans quelle mesure vous pouvez leur faire confiance.
Nous menons une expérimentation dans Firefox, disponible dans certaines langues et régions. Nous explorons donc différentes choses à mi-chemin entre la recherche d'information, l'e-commerce et la lutte contre la désinformation. Mais en termes de concurrence, il ne s'agit pas uniquement de fonctionnalités.
Faites-vous ici référence à une concurrence déloyale des grands acteurs du Web ?
Nous n'avons aucun problème à être en concurrence avec Chrome ou Edge. Il est en revanche plus difficile de rivaliser avec Google, Microsoft et Apple, ne serait-ce qu'en matière de distribution de notre navigateur. Par exemple, même si vous parvenez à installer Firefox sur votre iPhone et que vous le définissez comme navigateur par défaut, vous pourriez voir un autre navigateur s'ouvrir à la place en cliquant sur tel ou tel lien. Et malheureusement, il n'y a aucune fonctionnalité de Firefox qui puisse changer cela.
Les technologies en open source sont-elles l'unique moyen de concurrencer les géants du Web, notamment dans le domaine de l'IA ?
L'open source, mais aussi les partenariats public-privé concernant les ressources informatiques et l'obtention de jeux de données légitimes sont la seule manière de concurrencer actuellement les grands acteurs dans l'IA. Les technologies open source permettent à des entreprises disposant de moins de ressources de pouvoir se faire une place. Elles sont donc cruciales pour maintenir un environnement compétitif dans l'IA.
Par exemple, certains modèles de langage peuvent déjà être exécutés en local sur un ordinateur, et bientôt sur des téléphones. Cela a été rendu possible grâce à l'open source, notamment en raison des contraintes liées au manque de ressources. En l'espace d'un an, les contributions issues du milieu open source dans l'IA ont été nombreuses, et il est important que cela continue.
Pensez-vous que Mozilla puisse assembler différentes technologies open source pour créer un produit IA grand public, à l'instar de ce qui a été accompli avec Firefox ?
Je le crois. Mozilla, qui reste un modèle à cet égard, est l'organisation qui a la capacité de rassembler et canaliser les énergies pour créer quelque chose de cohérent. Et il n'est pas difficile de motiver la communauté à contribuer dans un domaine aussi enthousiasmant et important que l'IA. Pour Firefox, les bénéfices de cette démarche ont été nombreux et ont permis d'obtenir notamment plus de partages, de collaboration, de sécurité et de choix pour le consommateur. Développer un produit sur le long terme avec une composante commerciale tout en restant authentique en tant qu'acteur de l'open source n'est pas évident et Mozilla a de l'expérience en la matière.
Est-il plus difficile d'innover avec une démarche open source ?
Il est beaucoup plus facile d'innover lorsque l'on est dans une démarche communautaire basée sur l'ouverture et la transparence. Cela permet d'obtenir de nouvelles idées et points de vue, et d'essayer diverses choses. Lors des débuts de Mozilla, les seules personnes familières avec l'open source étaient les développeurs. Aujourd'hui, cette expertise est partagée par des personnes aux fonctions très variées. C'est pourquoi je pense que les contributions dans l'IA et son développement seront beaucoup plus rapides, avec une communauté open source qui est très active dans ce domaine.
Mitchell Baker a cofondé le projet Mozilla visant à soutenir un web ouvert. Au cours des dernières années elle a occupé différents rôles au sein de Mozilla Corporation et de la fondation, dont celui de CEO. En tant que présidente exécutive de Mozilla Corporation, Mitchell concentre désormais ses efforts sur les politiques, l'open source et la communauté. Juriste spécialiste de la propriété intellectuelle, Mitchell a obtenu un Bachelor en études asiatiques de l'université de Berkeley.