Alex Hardiman (New York Times) "Le NYT a dépassé les 11,6 millions d'abonnés, contre à peine plus d'un million il y a dix ans"

De journal papier à écosystème numérique multimédia. La directrice produit du New York Times explore la stratégie du groupe, où, entre jeux, recettes de cuisine et sport, l'information reste la pierre angulaire du projet.

JDN. Le New York Times est passé d'un modèle centré sur le journal papier à un écosystème numérique constitué de niches telles que les jeux, la cuisine, le sport, ou le shopping. Comment s'est mise en place cette stratégie ?

Alex Hardiman est Chief Product Officer du New York Times © NYT

Il y a encore dix ans, le New York Times était principalement centré sur l'actualité, le support papier et tirait ses revenus essentiellement de la publicité. Pour être honnête, nous n'étions pas sur une trajectoire de croissance très prometteuse et l'équipe de rédaction se réduisait. Nous étions davantage dans une posture défensive que dans une logique de croissance. Aujourd'hui, nous sommes une entreprise orientée vers le numérique et l'abonnement. Nous venons de dépasser les 11,6 millions d'abonnés, contre à peine plus d'un million il y a dix ans, et dénombrons 150 millions d'inscrits. Nous avons doublé la taille de la rédaction, qui compte désormais près de 2 600 journalistes. Enfin, l'activité publicitaire est repartie à la hausse et les sites et applications du groupe attirent entre 50 et 100 millions de visiteurs chaque semaine.

Qu'est-ce qui vous a poussé à parier sur l'abonnement et à diversifier vos produits au-delà de l'actualité ?

Alors que la plupart des médias faisaient le choix de débundler leurs contenus et de les diffuser massivement sur des plateformes comme Meta, en misant sur les revenus publicitaires, nous avons pris le pari inverse. Nous avons choisi de faire du New York Times une destination à part entière, en misant sur l'abonnement et sur une relation directe avec notre audience. L'objectif était d'offrir une valeur suffisamment forte pour justifier un paiement. C'était un choix assez contre-intuitif à l'époque. La suite a été de réfléchir à la manière d'étendre l'autorité que nous avions bâtie autour de l'actualité, en explorant d'autres catégories comme les jeux, la cuisine, le sport avec l'acquisition de The Athletic en 2022, ou encore le shopping avec le rachat de Wirecutter en 2016.

En quoi cette diversification avec des produits  "lifestyle" sert-elle la stratégie du New York Times ? Est-ce seulement un moyen de diversifier vos revenus de la publicité ?

Nous sommes allés chercher des personnes qui n'auraient peut-être jamais pensé que le New York Times pouvait les concerner. Nous pouvons ainsi les faire entrer par des jeux, comme Wordle ou Connections, ou par leur passion pour le sport avec The Athletic, puis nous les introduisons progressivement à l'ensemble de notre portefeuille. Et si nous réussissons à lui faire découvrir un second produit et à l'inciter à passer à une offre groupée, alors son engagement augmente. Elle reste abonnée plus longtemps et, au final, paie davantage. Quand on regarde l'ensemble de nos produits, il n'y a pas de raison pour qu'un lecteur ne trouve pas chaque jour de la valeur dans au moins un de nos produits, que ce soit pour suivre l'actualité, consulter des contenus sur la santé et le bien-être, jouer, cuisiner ou suivre son équipe sportive. Et tout cela est accessible via une seule offre groupée.

Comment vos produits sont-ils accessibles au sein du même écosystème et quels sont les synergies entre ces derniers ?

En fin d'année dernière, nous avons lancé la plus grande refonte de notre application depuis 2008. Nous avons constaté que de nombreux utilisateurs accédaient au New York Times sans percevoir l'étendue de notre offre. Nous avons donc repensé notre application principale dédiée à l'actualité. Lorsqu'on y entre, on trouve d'abord les informations essentielles du jour, visant à fournir un cadre clair sur l'actualité mondiale. Mais les rubriques lifestyle et opinions d'experts sont désormais bien plus visibles, facilitant l'accès à notre portefeuille produit. Un simple balayage permet d'avoir un aperçu du contenu de The Athletic, Wirecutter pour le shopping, Cooking pour la cuisine ou NYT Games, avec la possibilité d'être redirigé vers l'application dédiée si l'on en souhaite davantage.

Peut‑on toujours choisir un abonnement pour le produit de son choix sans opter pour l'offre groupée ?

Nous proposons un tarif avantageux pendant plusieurs mois pour permettre aux utilisateurs de découvrir l'ensemble de notre offre groupée. L'information reste au cœur du bundle et le seul produit qu'il n'est pas possible d'acheter séparément est l'actualité. Si quelqu'un souhaite y accéder, il doit souscrire à l'offre complète. En revanche, nous proposons des abonnements distincts pour la cuisine, les jeux ou encore The Athletic. Si un lecteur commence par l'un de ces produits payants, nous lui présentons ensuite les autres services pour le convaincre de passer à l'offre groupée.

L'accès aux jeux est-il gratuits, et quel est leur volume d'usage quotidien ?

Ces jeux sont accessibles via l'application principale du New York Times, mais disposent aussi d'une application dédiée, baptisée NYT Games, très populaire chez les joueurs les plus assidus. Des dizaines de millions de personnes jouent à nos jeux chaque jour. À titre de comparaison, NYT Games compte plus de trois fois plus de joueurs quotidiens que la plus grande matinale de la télévision américaine ne compte de téléspectateurs. Certains jeux sont en accès gratuit, d'autres partiellement restreints. Par exemple, si vous souhaitez accéder à des fonctionnalités avancées dans Wordle, comme le Wordle Bot qui analyse vos performances et les compare à la communauté, alors un abonnement est nécessaire. Wordle, devenu un phénomène viral, est d'ailleurs la dernière grande acquisition que nous ayons réalisée dans le domaine du jeu mobile. L'an dernier, près de 5,3 milliards de parties ont été jouées.

Sur les neuf jeux proposés par le NYT, certains ont été rachetés et d'autres ont été créés en interne. Comment avez-vous développé cette expertise ?

J'ai la chance de compter dans mon équipe le directeur général des jeux, Jonathan Knight, un véritable expert de l'industrie du jeu vidéo que nous avons recruté il y a quelques années. Il a été déterminant dans l'identification de Wordle comme opportunité stratégique d'acquisition. Si nous restons ouverts à d'autres acquisitions, nous avons également notre propre studio dédié à la création de jeux. Notre petite équipe, basée à New York, a pour mission de prototyper en continu de nouveaux jeux. Chaque année, nous en testons plusieurs en version bêta. L'équipe conçoit des dizaines de jeux, mais seuls quelques-uns sont réellement lancés. Nous avons une véritable culture de ce que j'appelle le "gâchis créatif" car, pour créer des jeux bien conçus et capables de rassembler une large communauté, il faut accepter que certains projets échouent. Actuellement, plusieurs jeux sont en phase de test au Canada et en Nouvelle-Zélande.

À mesure que l'écosystème s'étend, est-il envisageable que, dans le futur, l'actualité ne soit plus votre produit principal ?

Certaines personnes externes plaisantent en nous demandant si nous sommes devenus un éditeur de jeux ou si nous restons un journal. La vérité, c'est que nous sommes et resterons toujours une organisation dédiée à l'information. L'essentiel de la valeur que nous apportons chaque jour à nos visiteurs vient d'abord de l'actualité, et c'est dans cette catégorie que nous réalisons les audiences les plus fortes. Je ne peux pas imaginer que l'actualité ne demeure pas notre principale source de revenus. D'autant plus que dans un contexte économique et géopolitique incertain, et avec la montée de l'IA, nos lecteurs ont plus que jamais besoin d'un journalisme indépendant et de qualité.

Après avoir signé un accord avec Amazon le NYT a poursuivi OpenAI en justice. Comment abordez-vous la question des droits d'auteur face aux géants de la tech ?

Comme vous le savez, produire du contenu journalistique indépendant et de qualité coûte cher. C'est une activité qui demande beaucoup de ressources, et ce contenu ne peut pas être utilisé librement par les plateformes. Nous croyons aux partenariats fondés sur un partage de valeur équitable. C'est dans cet esprit que nous avons annoncé en mai 2025 un partenariat avec Amazon, dans lequel notre propriété intellectuelle est reconnue à sa juste valeur. Cet accord nous permet de diffuser notre contenu sur de nouveaux supports, notamment via Alexa, et de toucher des millions de personnes supplémentaires.

À l'inverse, si une entreprise utilise notre contenu de manière illégale, en le copiant ou en le modifiant sans accord ni compensation, nous faisons valoir nos droits. C'est le cas du litige qui nous oppose depuis fin 2023 à Microsoft et OpenAI. Cela dit, nous avons aussi de nombreux partenariats fructueux avec d'autres acteurs technologiques, comme Apple News ou Spotify. En diversifiant nos collaborations, nous veillons à préserver notre indépendance et à ne jamais dépendre d'une seule plateforme.

Comment l'IA est-elle utilisée au sein de la rédaction du NYT ?

Nous considérons l'IA comme un outil d'assistance pour nos journalistes. Jusqu'à présent, les usages les plus fructueux concernent l'analyse de grands ensembles de données. Par exemple, pour une enquête menée par le journaliste Jesse Drucker, l'IA a permis de gagner un temps considérable. Ce dernier disposait d'une liste de 10 000 noms de personnes bénéficiant d'une réduction d'impôts à Porto Rico. Un LLM a permis de parcourir les résultats Google de chacun de ces noms et d'identifier ceux sur lesquels Jesse devait se concentrer. Nous avons également développé un outil capable de convertir des datasets volumineux en données structurées, accessibles à toute l'équipe rédactionnelle, pour traiter l'information plus efficacement. Nous espérons open-sourcer une partie de ce produit, afin de bâtir une communauté de développeurs autour de la création de nouvelles recettes visant à mieux trier l'information.

Alex Hardiman est Chief Product Officer du New York Times, où elle supervise les produits News, Cooking, Games et Audio, ainsi que la stratégie IA générative. Après dix ans passés au NYT, elle a rejoint Facebook en 2016 comme Head of News Products, puis The Atlantic en tant que CPO. Elle siège au conseil d'administration de Pearson. Diplômée de l'université Columbia en littérature francophone et histoire, Alex est également lauréate du programme Punch Sulzberger.