Julie Lorimy (SEPM) "Les éditeurs de la presse magazine réclament l'adoption urgente d'un mécanisme de présomption d'utilisation massive des données par les IA"
La directive sur les droits voisins seule ne suffit pas pour sauver le modèle économique des éditeurs de presse face aux LLM, selon Julie Lorimy, directrice générale du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM).
JDN. Le SEPM considère que les droits voisins ne suffisent pas à protéger les contenus du crawl effectué par les plateformes d’IA. Pourquoi ?
Julie Lorimy. Les droits voisins sont un instrument très précieux et indispensable aux éditeurs de presse. Il est cependant de notoriété publique que les LLM ont scrappé l’ensemble du web pour se nourrir des contenus disponibles, y compris ceux des éditeurs de presse. Or, il est aussi techniquement très difficile de prouver que ce pillage a eu lieu et continue d’être opéré. Le SEPM s’appuie sur les conclusions du rapport de la professeure Alexandra Bensamoun, produit dans le cadre de la mission dont elle a été mandatée par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique d’identifier les modalités de rémunération pour l’utilisation des contenus culturels par les systèmes d'IA.
Dans ce rapport, l’experte introduit la notion de présomption d’utilisation des données et préconise la mise en place d’un mécanisme d’inversion de la charge de la preuve. Cela consiste à partir du principe que ces plateformes ont utilisé et continuent d’utiliser des contenus protégés, dans notre cas les articles de presse. Cette présomption serait réfragable : les plateformes pourraient apporter la preuve du contraire. Mais si elles n’arrivaient pas à prouver le contraire, le principe est de considérer que toutes les données protégées par le droit d’auteur et les droits voisins, dont les articles de presse, ont été utilisées pour entraîner les LLM. Ce mécanisme est essentiel pour conforter les éditeurs dans leurs droits. C’est pourquoi nous demandons aux législateurs français et européens de mettre en place de toute urgence un instrument intégrant cette présomption.
Rappelons que le risque pour nous est de nature existentielle : ces LLM proposent des services en se substituant aux éditeurs de presse tout en se nourrissant des contenus produits par ces derniers. OpenAI indique publiquement que Chat GPT-3 est en capacité de produire des articles que même des évaluateurs humains ne pourraient distinguer des articles réalisés par des journalistes.
La ministre de la Culture s'est prononcée courant octobre en faveur de la piste de l'inversion de la charge de la preuve. Voyez-vous des avancées sur ce terrain ?
Le SEPM compte beaucoup sur la ministre de la Culture pour faire avancer ce dossier. En parallèle, une mission d’information en cours au Sénat se montre sensible à notre cause. Au niveau du parlement européen, le député Axel Voss se penche sur la possibilité de mettre en place un instrument qui pourrait être adopté pour compléter l’IA Act. Le SEPM demande à ce que la présomption réfragable d’utilisation massive des données par les IA soit prévue dans cet instrument sans être conditionnée à la question de la transparence.
Un autre chantier tout aussi indispensable concerne le questionnement de la licéité des exceptions à l’interdiction du text and data mining (TDM), prévues dans la directive européenne de 2019. A l’époque, ces exceptions autorisant la fouille de données, par exemple à de fins de recherche, n’anticipaient pas l’arrivée des LLM et des IA génératives et de leur modèle d’affaires. Nous considérons qu’il est indispensable de préciser très clairement que ces exceptions ne sont pas applicables aux IA génératives. Il suffirait de l’intégrer à un instrument nouveau qui viendrait compléter l’IA Act, sans qu’il soit nécessaire de toucher à la directive européenne de 2019 .
Nous pensons qu’il est impératif que le rapport Voss suspende ces exceptions pour nous permettre de quitter le modèle d’opt-out qui, nous le voyons, n’est pas respecté par ces plateformes, qui continuent d’opérer un véritable pillage de nos contenus. Nous devons embrasser un modèle d’opt-in – de licence et d’autorisation – pour faire respecter nos droits à la propriété intellectuelle. Au passage, les traités internationaux comme la Convention de Berne nous permettent de mettre en cause juridiquement ces exceptions.
Le SEPM a lancé le 20 octobre un appel à la négociation à l’attention de Google et de l’ensemble des acteurs de l’IA. Qu’avez-vous reçu comme réponse ?
Nous n’avons pas eu de réponse à notre appel. Le but avec ce communiqué était de contredire les propos de Google selon lequel si AI Overviews n’est pas en vigueur en France, c’est à cause des obstacles réglementaires imposés par l’Autorité de la concurrence. Les éditeurs de la presse magazine tiennent à rappeler qu’ils ne sont pas réfractaires à l’innovation. Bien au contraire, ils veulent prendre part à cette transformation dans le respect de leurs droits en mettant en place un marché raisonnable, équitable et classique de licences avec ces IA. Tout ce que nous voulons, c’est passer à la table de négociations. Ces IA ont tout à y gagner vu qu’elles ont besoin de nous pour présenter durablement des produits fiables et sûrs basés sur une information de qualité.
Rappelons que dès septembre 2023 nous avons envoyé des lettres de demande d’entrée en négociation à quasiment tous les développeurs d’IA générative, sans retour satisfaisant de leur part. Raison pour laquelle nous avons été contraints de demander, conjointement avec l’Alliance de la presse d’information générale, la suppression de nos données des dataset publiques comme Common Crawl, C4 et Oscar qui servent à alimenter les entraînements, et que nous envisageons la piste du contentieux.
Le contentieux avant ou après l’adoption de l’instrument d’inversion de la charge de la preuve ?
Avant, probablement dès 2026, parce que les éditeurs ne peuvent plus se permettre d’attendre dans un tel contexte de prédation de leur valeur. A date, à part quelques accords isolés, ces IA ne démontrent aucune intention de vouloir se rendre conforme au droit.
La négociation avec Google pour le renouvellement des droits voisins "classiques" est toujours en cours avec le SEPM. Etes-vous prêt d’un accord ?
Le SEPM souhaite que ces droits soient à la hauteur de la valeur que les éditeurs transfèrent aux plateformes. Les éditeurs assument des investissements très lourds en ressources humaines et en technologie pour qu’une information de qualité soit produite et diffusée. Les droits voisins doivent refléter cette réalité. Six ans après l’adoption de la directive européenne sur les droits voisins, les éditeurs n’ont toujours pas réussi à valider un modèle économique équitable sur le digital et vivent une situation économique très difficile.
Vous portez également des propositions visant à améliorer les droits voisins appliqués aux plateformes "classiques". De quoi s’agit-il ?
Les droits voisins ont vu le jour en avril 2019 grâce à l’adoption de la directive européenne 2019/790. Notre expérience de six ans montre cependant qu’ils ne sont pas suffisamment appliqués par les plateformes. De plus, les montants, quand ils sont reversés aux éditeurs, ne sont pas valorisés à la hauteur du travail et des investissements fournis par ces derniers.
Le SEPM a présenté aux législateurs français plusieurs propositions visant à renforcer l’effectivité des droits voisins en transcrivant dans la loi un certain nombre de mesures déjà retenues par l’Autorité de la concurrence (dans le cadre du contentieux SEPM-Google), comme l’obligation par les plateformes de transmettre aux éditeurs toutes les informations permettant à ces derniers de calculer leurs droits à leur juste valeur. Un décret pourrait très bien fixer les informations que les plateformes ont l’obligation de transmettre aux éditeurs quand une négociation de droits voisins est en cours. Nous souhaitons également qu’une sanction pénale soit prévue en cas de non-respect des droits voisins. Troisième point important, des nombreuses amendes pour non-respect de la propriété intellectuelle des éditeurs ont été émises par les autorités françaises grâce aux actions du SEPM, de l’Alliance et de l’AFP. Cet argent, une somme équivalente à 750 millions d’euros, est venu alimenter le budget de l’État. Nous demandons qu’un compte d’affectation spéciale, comme il en existe dans le domaine des amendes audiovisuelles ou des amendes routières, soit créé afin de flécher cet argent vers des crédits d’aide et de mesures de soutien à la presse.