L'essor des marchés prédictifs, miroir de l'époque
Ils avaient prévu la réélection de Donald Trump en 2024, le retrait de Joe Biden, la récente vague de licenciements chez Amazon, l’attribution du prix Nobel de littérature à l’écrivain hongrois László Krasznahorkai, ainsi que les récents chaos budgétaires français et britannique. Non, on ne parle pas d’un groupe de précogs capables de lire l’avenir dans des feuilles de thé, mais des marchés prédictifs, qui permettent aux participants de parier sur la réalisation d’un événement futur.
Particulièrement populaires auprès des jeunes utilisateurs technophiles, ils ont actuellement le vent en poupe, au point que Kalshi, une plateforme spécialisée basée à New York, vient de lever un milliard de dollars auprès des investisseurs, dont certains parmi les plus prestigieux (Sequoia Capital et Andreessen Horowitz), portant sa valorisation à 11 milliards, soit deux fois plus qu’il y a deux mois. Autre chiffre qui donne le tournis : 3,6 milliards de dollars ont été pariés sur les marchés prédictifs rien que pour l’élection présidentielle américaine de 2024.
Kalshi VS Polymarket
Les marchés prédictifs reposent sur une formule simple, mais diablement efficace. Les participants achètent et vendent des contrats liés à la réalisation d’un événement futur. Ces contrats sont très souvent binaires : c’est oui ou c’est non (par exemple, tel candidat va-t-il l’emporter lors de telle élection, tel PDG va-t-il perdre son poste, l’inflation va-t-elle dépasser les 3%, etc.). Moins un événement est estimé probable, plus le contrat est bon marché, et plus ceux qui misent dessus peuvent gagner de l’argent en pariant contre la masse.
Les marchés prédictifs ne datent pas d’hier. Dès la Renaissance, les Italiens pariaient sur l’identité du futur Pape. En 1988, l’université de l’Iowa, aux Etats-Unis, avait pour sa part lancé The Iowa Electronic Markets, qui permettait aux étudiants d’une centaine d’universités différentes d’acheter et vendre des contrats sur la probabilité d’événements politiques futurs. Plus récemment, les paris sportifs ont connu une importante popularité.
Mais le modèle a naturellement explosé avec l’ère du web et des applications. Deux entreprises dominent actuellement le paysage. Kalshi, la jeune pousse qui vient de lever un milliard de dollars, a été fondée en 2018. En 2020, elle a été homologuée par la CFTC, le gendarme américain des bourses de commerce, devenant ainsi la première plateforme d’échange de contrats liés à la réalisation d’événements futurs aux Etats-Unis à avoir le tampon officiel des autorités. Lancée officiellement en 2021, elle a permis aux Américains de parier en toute légalité sur le résultat de la présidentielle de 2024.
Polymarket, de son côté, a été lancée en 2020 par un jeune entrepreneur de 22 ans, Shayne Coplan. Contrairement à Kalshi, qui propose à ses utilisateurs de parier en dollars, Polymarket s’appuie sur la blockchain et les cryptomonnaies. Les utilisateurs soumettent sur Discord ou X des idées d’événements sur lesquels parier, et les plus populaires sont retenus et créés par la plateforme. Plus de 38 000 ont été ajoutés en octobre, soit quasiment trois fois plus qu’au mois d’août, signe de l’engouement croissant que suscite la plateforme. En novembre, 3,7 milliards de dollars ont été échangés sur Polymarket, et 5,8 milliards sur Kalshi.
S’ils ne sont pas infaillibles, ces marchés se sont à plusieurs reprises montrés plus fiables que les sondages officiels : ils ont par exemple prédit l’élection de Zohran Mamdani à la mairie de New York alors que les sondages donnaient encore Cuomo favori.
Gloires et déboires des marchés prédictifs
Le décollage de ces plateformes a été facilité par de récents jugements favorables rendus à leur égard par les cours américaines (rappelons que le droit américain est très axé sur la jurisprudence). En septembre 2024, en particulier, une cour de Washington D.C. s’est prononcée contre une régulation de la CFTC qui interdisait de parier sur les élections, ouvrant la voie aux paris sur le résultat de la présidentielle américaine.
Trump Media & Technology, la société du président américain, a annoncé cet automne le futur lancement de Truth Predict, une plateforme dédiée aux marchés prédictifs, signe que l’administration Trump voit cette tendance d’un bon œil et pourrait favoriser son essor via une régulation favorable, ou tout du moins via une absence de régulations. Donald Trump Jr., le fils du président, a pour sa part investi dans Polymarket à hauteur de dix millions de dollars.
Kalshi et Polymarket ont en outre récemment gagné en respectabilité en s’associant avec de prestigieux acteurs institutionnels, la National Hockey League pour Kalshi et la Bourse de New York pour Polymarket. Enfin, l’application de courtage Robinhood, très populaire auprès des jeunes investisseurs, a aussi rejoint la bataille du marché prédictif.
Le secteur fait toutefois face à certaines difficultés. En particulier, l’intérêt de Donald Trump pour les marchés prédictifs ne signifie pas qu’ils soient hors des radars des régulateurs américains. Kalshi est ainsi la cible d’une action collective, qui l’accuse d’exploiter une plateforme de paris sportifs illégale, de tromper les clients en commercialisant des paris traditionnels faussement présentés comme des achats de contrats, et d’agir en tant que courtier via des filiales et des partenaires de fonds spéculatifs.
Elle a également subi un revers juridique lorsqu’un juge fédéral à Las Vegas a statué qu’elle était soumise aux règles de jeu du Nevada, ce qu’elle contestait, affirmant être sous juridiction exclusive de la CFTC en tant que marché de contrats désignés, Ce jugement ouvre la possibilité au régulateur du Nevada de conduire des actions coercitives contre Kalshi pour ses contrats de prédiction sur des événements sportifs, jugés illégaux sans licence d’Etat dans le Nevada. La start-up a prévu de faire appel.
Typique du capitalisme trumpiste
Le fait que les marchés prédictifs aient actuellement le vent en poupe outre-Atlantique n’est pas anodin quant à la forme spécifique de capitalisme qui se met en place sous la seconde administration Trump. Mélange de dérégulations, de pilotage étatique répondant aux préférences personnelles du président (qui a par exemple décidé de défendre l’industrie des cryptos via des régulations favorables et bâti un véritable empire familial autour des jetons numériques) et de connivence avec les grands patrons, cette ère n’est pas sans rappeler celle des “barons voleurs” de la fin du XIXe siècle, le logiciel et le silicium ayant remplacé le chemin de fer et le pétrole.
Dans ce contexte, comme le note un récent article de The Economist, la valeur attachée au fait d’être un initié, d’avoir accès aux hautes sphères du pouvoir, à un certain statut ou à des informations confidentielles, n’a jamais été aussi haute. On le voit à la façon dont l’industrie de la tech parvient à influencer l’administration Trump pour obtenir des régulations favorables, et à celle dont Jensen Huang, Elon Musk et Sam Altman parcourent le monde en compagnie du président pour débaucher de juteux contrats.
Or, sur les marchés prédictifs, l’information vaut de l’or : accéder à des données confidentielles, c’est acquérir une connaissance qui permettra peut-être de parier contre la masse des non-initiés, et de décrocher ainsi le pactole lorsqu’on aura eu raison contre tout le monde… ou presque.