Abattre Shein et Temu à coup de réglementations, vont-ils y arriver ?
Depuis un peu plus d'un an, deux noms sont brandis sur des piques : Shein et Temu. Pour les marchands européens, les militants et les fédérations interprofessionnelles, les deux marketplaces asiatiques sont les ennemis du commerce. Sont mises en cause la dangerosité des produits non-conformes au droit à la consommation pour les uns et l'incitation à la surconsommation avec des produits bas de gamme pour les autres. Et la fièvre monte à mesure qu'elles prennent des parts de marché : Temu et Shein représentent 22% des colis selon une déclaration du PDG de La Poste le 30 octobre dernier. Il y a cinq ans leur part était de moins de 5%. Face à ce tsunami de produits bon marché, la France et l'Union européenne brandissent un bouclier réglementaire… avec plus ou moins de succès.
Des législations en France…
Les acteurs français, particulièrement concernés, ont pris le sujet à bras-le-corps avec une proposition de loi dont le nom ne laisse aucune place aux doutes : la loi "anti fast fashion". Celle-ci prévoit la mise en place d'un bonus / malus pour encourager une consommation plus responsable dans l'industrie textile. De plus, les entreprises désignées comme "fast-fashion" ne pourront plus promouvoir leurs produits via la publicité et devront afficher un message de sensibilisation sur l'impact environnemental de l'industrie textile sur leur site. Pour étiqueter une marque de "fast-fashion", le texte s'appuie sur le chiffre de 1 000 références mises en ligne par jour. Portée par la députée Anne-Cécile Violland (Horizons) et fortement soutenue par Yann Rivoallan, président de la fédération française du prêt à porter féminin, la proposition de loi a été adoptée à l'Assemblée Nationale le 14 mars 2024. Elle devait ensuite être examinée et votée au Sénat le 7 juillet 2024 avant son adoption finale. "Au mois de juin, la rapporteuse de la loi au Sénat a rencontré toutes les fédérations et un certain nombre de professionnels", relate Yann Rivoallan. Mais, coup de théâtre, la dissolution de l'Assemblée Nationale annoncée le 9 juin par Emmanuel Macron déjoue les plans. Depuis silence radio.
"Notre crainte est que les entreprises hors de l'Union européenne échappent au dispositif"
Si elle devait être adoptée au Sénat, la loi anti fast-fashion s'appliquerait par décret. Soutenue par une partie des politiques, certaines associations interprofessionnelles la regarde cependant avec "circonspection". "Notre crainte est, qu'au final, la loi soit appliquée seulement aux entreprises présentes sur le territoire, et que les entreprises hors de l'Union européenne échappent au dispositif", explique Marc Lolivier, DG de la Fevad. Mais avec une jauge à 1 000 références par jour, Yann Rivoallan assure exclure toutes les marques françaises et toucher directement les plateformes asiatiques : "Aujourd'hui, Shein est pratiquement à 2 000 références mises en ligne chaque jour".
Les soutiens de la loi anti fast-fashion espèrent que l'entrée en vigueur de l'étiquette environnementale au premier trimestre 2025 relancera le débat sur la proposition de loi. En effet, ce nouvel affichage du coût environnemental d'un vêtement pourrait servir de base de calcul pour le système de bonus/malus. "Avec de la volonté politique, ça peut aller très vite", affirme Yann Rivoallan. Même s'il reconnait que l'agenda politique est "compliqué sans budget 2025".
…et en Europe
Mais pour la Fevad, la mère des batailles est européenne. Bonne nouvelle, l'Union européenne s'engage sur un premier front : la fin de l'exemption des droits de douane pour Shein et Temu. Si l'exemption de droits de douane sur les colis hors UE de moins de 150 euros se justifiait auparavant par leurs faibles volumes, leur nombre a explosé avec l'essor des plateformes asiatiques, rendant cette mesure obsolète. En 2023, pas moins de 2,3 milliards de colis postaux bon marché sont arrivés en Europe selon la Commission européenne. A cette époque, Temu venait à peine d'arriver en France…
Pour tenter d'endiguer le nombre de produit à faible valeur venant de Chine, l'UE a annoncé en juillet dernier sa volonté de supprimer cette exemption douanière à l'image du projet sur le TVA en 2021. "C'est une double peine pour les marchands européens, appuie Marc Lolivier. Ces produits qui arrivent par milliards sur le marché européen ne payent pas de droits de douane, alors que les entreprises françaises, qui elles les importent par la voie classique, en payent". Mais, hormis un accord de principe, rien n'est officiellement lancé. "On cite l'horizon 2027, mais nous poussons la Commission à accélérer", assure le directeur général de la Fevad.
"Les dégâts peuvent être irréparables vu la rapidité avec laquelle ces sites asiatiques prennent des parts de marché"
Cependant, la mise en place effective risque de se faire attendre car les droits de douane sont plus complexes que la TVA. Alors que les douaniers sont déjà débordés avec le système actuel, il est probable que la suppression du seuil s'accompagne d'une simplification du processus. Là encore, une autre législation, celle du DPP, pourrait aider à l'adoption de la mesure. Mais le passeport numérique des produits ne verra le jour qu'en 2027, avec une tolérance jusqu'en 2029. "C'est clairement dans un siècle", souffle Yann Rivoallan. "Sachant que dans ce domaine et en matière de concurrence internationale, les dégâts peuvent être irréparables vu la rapidité avec laquelle ces sites asiatiques prennent des parts de marché", achève le directeur général de la Fevad.
Une bataille perdue d'avance ?
"Avant d'alourdir l'arsenal réglementaire, commençons par faire appliquer les règles existantes aux acteurs hors UE", plaide par ailleurs Marc Lolivier. Pour rappel, Temu est exploité par PDD Holdings localisé aux îles Caïmans, tandis que Shein est basé à Singapour. Rendant la tâche encore plus ardue pour la France et l'Europe. En France, la DGCCRF a ouvert une enquête sur Shein fin 2022, après une impulsion du ministre de l'Economie Bruno Le Maire sur les dérives de la fast-fashion. Deux ans plus tard, aucun retour de la DGCCRF concernant les éventuelles conclusions de cette enquête.
L'Union européenne a commencé à serrer la vis, en désignant Shein et Temu comme des très grandes plateformes (VOLP) au regard du DSA, en avril et mai 2024. Une qualification qui implique que la plateforme dispose de quatre mois pour se conformer aux règles spécifiques du DSA avec une évaluation des risques qu'elle représente pour la société en ce qui concerne les contenus illicites, ainsi que leur incidence sur les droits fondamentaux, la sécurité publique et le bien-être. "S'en est suivi en septembre, notamment avec une pression de plusieurs Etats, une injonction de clarification par la Commission à l'encontre de Temu", relate Marc Lolivier. En effet, six pays européens, dont la France et l'Allemagne, ont appelé la Commission à "appliquer rigoureusement" les règles du DSA pour Shein et Temu. Conséquence ? Le 31 octobre 2024, non satisfaite des réponses apportées par Temu, la Commission a indiqué l'ouverture d'une procédure formelle. Autrement dit une enquête approfondie pour caractériser les infractions au DSA. Si des manquements sont reconnus, Temu risque une amende équivalente à 6% de son chiffre d'affaires.
Le 8 novembre 2024, la Commission a visé Temu avec un deuxième avertissement, cette fois sur le terrain du droit de la consommation et la sécurité des produits. Elle exhorte la plateforme de se conformer au droit de la consommation après que des pratiques aient été dénoncées par le Réseau de coopération pour la protection des consommateurs (CPC). "Nous voyons qu'il y a un mouvement, admet Marc Lolivier. Mais cela ne va pas assez vite parce que pendant ce temps les affaires continuent". A ce jour, aucune mesure n'a été prise à l'encontre des plateformes asiatiques. Shein et Temu semblent décider à jouer la montre pour remporter le match.