Sébastien Kopp (cofondateur de Veja) "Veja est un peu l'anti-modèle des start-up, une véritable slow-up"
Avec une chaîne de production responsable, des matériaux écologiques et un modèle sans publicité, Veja se distingue dans le monde de la basket Son cofondateur partage au JDN ses ambitions.
JDN. En 2004, vous cofondez Veja aux côtés de François-Ghislain Morillion avec seulement 10 000 euros de mise de départ. Comment est né ce projet de marque de baskets écologiques et écoresponsables ?

Sébastien Kopp. Après avoir été initiés aux principes du commerce équitable et au fonctionnement des coopératives, François-Ghislain Morillion et moi avons fait le pari de réinventer un produit emblématique de notre génération : la basket. L'objectif était de déconstruire ce produit iconique et de le repenser en adoptant une démarche plus responsable, en retraçant toute la chaîne de production des matériaux utilisés, notamment le coton et le caoutchouc. Nous avons parcouru le Brésil et l'Amazonie pour visiter des coopératives, avec l'ambition de collaborer avec certains des producteurs les plus défavorisés de la planète, souvent exclus des marchés et des moyens de communication.
Votre modèle combine à la fois projets sociaux, justice économique et matières écologiques. Jusqu'où va cet engagement ?
D'abord, nous garantissons une totale traçabilité des matériaux en restant en contact permanent avec les producteurs. Nous établissons des contrats de commerce équitable avec eux, leur assurant un prix fixe d'achat pour leurs récoltes. Nous allons encore plus loin en promouvant l'agroécologie, qui consiste à cultiver la terre tout en l'enrichissant et en augmentant sa fertilité grâce à la diversification des cultures. Notre constat est que, dans un monde dominé par le virtuel et les start-up, plusieurs réalités essentielles ont été oubliées, notamment celles de l'agriculture et de l'industrie. Cette dernière, délocalisée en Chine et en Asie du Sud-Est, reste marquée par des conditions de travail souvent méconnues. Veja est né de cette volonté de revisiter ces filières de production et de les repenser de manière plus responsable.
Veja a réalisé un chiffre d'affaires de 270 millions d'euros en 2023 en vendant plus de 4 millions de baskets. Comment sont répartis vos effectifs ?
Veja est une marque française qui entretient un lien fort avec le Brésil. Nous comptons un peu moins de 600 collaborateurs, dont une majorité basée en France, mais également une centaine au Brésil et une soixantaine à New York. Nous exploitons une dizaine de boutiques.
"90% de nos clients ne connaissent pas en détail le modèle de Veja"
Pour garantir la traçabilité de nos matériaux, nous avons un bureau en Amazonie composé de 12 personnes qui travaillent directement avec les producteurs de caoutchouc. Par ailleurs, nous collaborons étroitement avec plusieurs sites de production, dont quatre situés au Brésil et un au Portugal. Aujourd'hui, Veja s'est diversifié au-delà des sneakers et propose également des chaussures de running et de randonnée. Nous cherchons en permanence à innover en intégrant de nouveaux matériaux, comme le cuir de poisson par exemple.
Ce modèle engagé constitue-t-il le premier facteur de décision d'achat pour vos clients ?
Pour être honnête, pas vraiment. Je dirais que 90% de nos clients ne connaissent pas en détail le modèle de Veja. La réalité est qu'une grande majorité achète nos chaussures avant tout pour leur design. Au début, cela a pu être un peu frustrant, car nous cherchions à convaincre le monde entier de l'importance de notre engagement. Mais aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Ce qui compte pour nous, c'est que nos chaussures plaisent. Nous poursuivons notre mission non seulement pour les consommateurs, mais aussi, il faut l'admettre, par satisfaction personnelle, car cet engagement est important à nos yeux.
Veja est parfois présentée comme une marque pour "bobos" parisiens. Quel regard portez-vous sur cette image et quel est le profil de vos clients ?
Certains, en France, se demandent encore si nous vendons au-delà du 10ᵉ ou du 11ᵉ arrondissement de Paris. Pourtant, notre premier marché, et de loin, est les Etats-Unis, suivi par le Brésil, puis l'Angleterre et la Chine. La France représente en réalité moins de 13% de notre chiffre d'affaires. Nous n'avons pas de consommateur type et ne réalisons pas d'études marketing, bien que nous savons que Veja est particulièrement populaire auprès des 25-35 ans. Nous aurions pu croître beaucoup plus rapidement, mais cela n'a jamais été notre volonté. Nous avons refusé de nombreuses opportunités et choisi de nous développer à notre rythme. Veja est une SARL, sans investisseur externe et rentable. Nous sommes finalement un peu l'anti-modèle des start-up. Dans un sens, Veja pourrait être qualifiée de "slow-up".
Veja a fait le choix assez surprenant de ne pas investir dans la publicité. Pourquoi ?
J'ai toujours été peu réceptif à la publicité. Cela me paraît souvent artificiel, notamment lorsqu'on enrôle des stars pour transmettre des messages. Le monde de la communication a, selon moi, poussé les choses trop loin, se détachant parfois de la réalité. Prenez Nike, par exemple : en 1972, 90% des coûts de leurs baskets étaient liés à leur production et seulement 10% à la communication. Ce ratio s'est presque inversé en 30 à 40 ans. Avec Veja, nous avons voulu prendre le contrepied de cette logique. D'ailleurs, nos chaussures coûtent entre trois et cinq fois plus chères à produire que celles des grandes marques concurrentes, selon les modèles.
Comment se décomposent vos revenus en fonction de vos différents canaux de distribution ?
Notre premier canal en termes de chiffre d'affaires reste celui des boutiques multimarques, qu'il s'agisse de grands magasins comme les Galeries Lafayette ou Citadium, mais aussi de boutiques indépendantes, avec qui nous adorons collaborer. Travailler avec ces revendeurs à l'international nous permet d'apprendre énormément sur les cultures et tendances locales. C'est d'ailleurs pourquoi je n'ai jamais vraiment adhéré au modèle DNVB, que je trouve trop solitaire pour une marque.
"Après Bordeaux, nous avons ouvert des cordonneries dans nos boutiques à Berlin, Madrid et Brooklyn"
En 2010, nous avons lancé notre site e-commerce, qui génère aujourd'hui une part significative de nos revenus. Puis, en 2019, nous avons ouvert nos premières boutiques physiques. Cette expansion se poursuit à un rythme d'une à deux ouvertures par an dans le monde, avec des points de vente à Paris, Londres, New York, Berlin, Madrid, etc. Ces trois canaux se complètent parfaitement.
En 2019, Veja a ouvert son premier service de cordonnerie au sein de sa boutique de Bordeaux. Pourquoi avoir développé cette nouvelle activité ?
Ce projet de cordonnerie-réparation est né un peu par hasard. A l'époque, nous cherchions à récupérer 10 tonnes de paires pour un projet de recyclage, avant de constater que de nombreuses personnes jetaient des baskets encore récupérables et peu abîmées. Nous avons alors décidé de lancer un service de nettoyage et de réparation à Bordeaux. Le succès a été immédiat, car ce service répondait à un besoin non satisfait par les cordonniers traditionnels, pour qui la réparation de baskets est souvent peu rentable ou techniquement complexe, en raison du coût élevé des machines nécessaires. Après Bordeaux, nous avons ouvert des cordonneries dans nos boutiques à Berlin, Madrid et Brooklyn. Aujourd'hui, nous en comptons une dizaine, chacune réparant environ 2 000 à 3 000 paires par an, et pas uniquement de la marque Veja.
Dans le futur, doit-on s'attendre à voir tous les magasins Veja proposer un service de cordonnerie ?
Je ne sais pas encore si nous ouvrirons des cordonneries dans tous nos magasins, car nous testons encore le concept. Cela dépendra aussi des contraintes d'espace propres à chaque boutique. En février 2024, nous avons ouvert une cordonnerie à Paris, au Veja General Store, dédiée exclusivement à la réparation de chaussures et de vêtements. Ce lieu connaît un grand succès, et on dénombre 300 paires réparées chaque mois à Paris.
"Nous ne sélectionnons pas nos initiatives en fonction de leur rentabilité potentielle"
Ces cordonneries ne sont pas aussi rentables que l'ouverture de nouveaux magasins, mais ce sont ces projets qui nous passionnent chez Veja. Nous ne sélectionnons pas nos initiatives en fonction de leur rentabilité potentielle. A la fin de l'année dernière, nos cordonneries réparaient environ 2 200 paires par mois, pour un total de 35 000 paires remises en état.
Veja commercialise également des chaussures pour la course à pied et la randonnée. Le succès est-il au rendez-vous ? Est-ce qu'une diversification dans les vêtements est à prévoir ?
Les chaussures de randonnée n'ont pas rencontré le succès commercial attendu car elles étaient trop chères, mais nous avons réussi à baisser le prix. Concernant le running, nous avons présenté notre première collection en 2019, à destination des pratiquants occasionnels. En mars dernier, nous avons lancé notre modèle Condor 3 qui est d'un niveau technique comparable à celui des grandes marques spécialisées. Il nous a fallu cinq ans pour arriver à développer un tel modèle en utilisant des matériaux écologiques, tout en offrant un niveau de technicité similaire aux marques de running. Quant à une diversification dans les vêtements, ce n'est pas à l'ordre du jour. Il nous reste beaucoup à faire dans la chaussure.
Quelle est votre feuille de route pour 2025 ?
Nous avons connu douze années de croissance intense, avec des ventes qui doublaient presque tous les deux ans. Depuis 2022, dans un contexte économique plus difficile, nous accueillons avec satisfaction des courbes de croissance plus modérées, qui nous permettent de retrouver une certaine sérénité. Notre objectif principal est désormais de nous développer en Asie. Les marchés japonais et coréen affichent déjà de bons résultats, et nous prévoyons d'ouvrir prochainement un bureau à Séoul.
A 25 ans, après des études d'économie, Sébastien Kopp et François-Ghislain Morillion découvrent les réalités de la mondialisation lors d'un audit social dans une usine en Chine. Initiés aux principes du commerce équitable, ils rentrent en France et fondent en 2004 la marque VEJA – un mot portugais qui signifie "regarde". Leur ambition : concevoir des baskets autrement, en alliant projets sociaux, justice économique et matériaux écologiques.