De la production industrielle à l’ère du tout numérique, il n’y a qu’un pas

En 2003 Nicolas Carr écrivait "d’un point de vue stratégique, l’informatique n’a pas d’importance", une thèse provocante qui a alors suscité un large débat. Près de 16 ans plus tard, la situation a bien changé, et l’importance de l’informatique n’est plus à prouver.

D’un point de vue stratégique, l’informatique n’a pas d’importance : telle est la thèse provocante avancée dans un article de l’auteur américain Nicolas Carr, paru en 2003 dans le Harvard Business Review et qui a suscité un large débat. À l’époque, les entreprises dépensaient plus de la moitié de leurs investissements dans l’informatique, sans chercher à se différencier.  Mais dans un monde où toutes les entreprises ont accès aux mêmes outils, ils ne sauraient offrir un avantage concurrentiel, soutenait l’auteur. Il aurait été plus judicieux, selon lui, d’orienter les investissements vers des ressources pertinentes sur le plan stratégique. Dans les années qui ont suivi, de nombreuses sociétés ont fait le choix d’externaliser leurs activités informatiques car elles ne les considéraient plus comme faisant partie de leur cœur de métier.

L’ère du tout numérique

Près de 16 ans plus tard, la situation a bien changé, et l’importance de l’informatique n’est plus à prouver, comme de nombreux exemples peuvent en témoigner. Des développements tels que le cloud computing, l’internet des objets, l’intelligence artificielle et le machine learning prouvent que l’informatique est (re)devenue un moteur stratégique de croissance. Ces évolutions ont transformé la manière même dont les entreprises proposent leurs produits et services à leurs clients.

Par exemple dans l’industrie manufacturière : lors du prototypage, il n’est plus nécessaire de produire physiquement des versions préliminaires de produits technologiquement complexes. Leurs caractéristiques peuvent être testées de façon entièrement virtuelle n’importe où dans le monde par le biais de simulations. 

Les services à valeur ajoutée jouent également un rôle toujours plus important pour les entreprises comme pour leurs clients. C’est le cas pour Kärcher, fabricant de technologies de nettoyage, qui gère à présent l’intégralité de son parc par le biais de la solution cloud « Kärcher Fleet ». Celle-ci transmet des données émanant des appareils de nettoyage de la société, comme le statut de maintenance et de chargement, la fréquence d’utilisation des machines, et l’endroit où elles se trouvent. Les utilisateurs autorisés peuvent ainsi consulter ces données et s’en servir pour gérer les stocks requis dans les différents sites, permettant de gagner en efficacité dans les processus de maintenance. Avantage également pour Kärcher qui en développant ce service, obtient des informations précises sur les modalités effectives d’utilisation des machines par ses clients. Ces renseignements lui permettent alors de générer de nouveaux revenus sous la forme d’abonnements à son portail d’analyse.

Bien plus qu’un simple support

Aujourd’hui, les logiciels n’ont plus simplement pour vocation de soutenir les processus opérationnels, ils sont devenus primordiaux pour de nombreux secteurs d’activité. À commencer par les plateformes intégrées, capables de gérer l’ensemble des activités, de l’étude de marché à la logistique en passant par la production. Aujourd’hui, l’informatique constitue le socle des modèles d’affaires numériques et, à ce titre, elle est porteuse de valeur ajoutée.

C’est le cas notamment lorsque des vendeurs interagissent avec leurs clients sur des boutiques en ligne ou par le biais d’applications mobiles. Les spécialistes du marketing utilisent le big data et l’intelligence artificielle pour mieux prévoir les besoins futurs des consommateurs.

Les données comme support de création de valeur

Dans une économie numérique, les données se trouvent au cœur même de la création de valeur, tandis que l’importance des actifs physiques dans les modèles d’affaires tend à reculer. Jusqu’en 1992, les sociétés de l’Indice S&P 500 les mieux classées étaient celles qui fabriquaient ou distribuaient des marchandises (industrie pharmaceutique, commerce, etc.). Aujourd’hui, les développeurs de technologie (dispositifs médicaux ou logiciels, par exemple) et les gestionnaires de plateformes (supports de réseaux sociaux, sociétés de cartes de crédit) occupent les premiers rangs.

L’informatique est donc plus importante que jamais sur le plan stratégique et ce pour tout type de société. Quiconque souhaite se lancer dans le numérique pour développer ses activités peut aujourd’hui le faire sans se soucier de savoir quels logiciels, quels algorithmes et quelle infrastructure numérique lui sont nécessaires pour concrétiser cette ambition.

Les données occupant le devant de la scène, les entreprises doivent apprendre à s’en servir pour créer de la valeur ajoutée, en associant celles qu’elles possèdent à des sources de données externes, et en s’appuyant sur des processus analytiques modernes et automatisés. Des tâches dont peuvent se charger des logiciels et des services informatiques délivrés par le biais d’API.

Les entreprises qui veulent innover et réussir en tant qu’acteurs du numérique se doivent d’améliorer leurs compétences en conception de solutions logicielles. Il est ainsi recommandé de :

  • Réfléchir à la manière optimale d’organiser la « production » de données afin d’en tirer un avantage concurrentiel.
  • Avoir des mécanismes qui permettent de produire des données en masse grâce à des capacités logicielles et matérielles. Ces mécanismes doivent être « lean » (allégés), fluides et efficaces.
  • Veiller au respect des exigences en matière de qualité.

Ce sont d’ailleurs ces mêmes défis qui ont été surmontés pour les biens matériels par l’industrialisation des procédés de fabrication.

Une entreprise qui souhaite industrialiser sa « production logicielle » doit trouver des idées pour parvenir à une production de masse à la fois allégée et qualitative, comme c’est déjà le cas pour les biens industriels. Inévitablement, les méthodes dont il convient de s’inspirer sont les approches de production lean du type Kanban et Kaizen, ainsi que le management par la qualité totale (TQM, ou Total Quality Management). Dans les années 1980, des entreprises comme Toyota ont révolutionné les procédés de production en repensant toute leur organisation et en élaborant des principes de fonctionnement valables dans toute l’entreprise. Instaurer de telles conditions, sur le plan organisationnel et informatique, représente l’un des principaux défis que les entreprises ont à relever à l’ère numérique.

La production lean, un modèle à suivre

Ce modèle de réussite peut être transposé dans le domaine informatique. Dans le monde numérique, il est crucial d’activer des procédés axés sur les données et de les améliorer en permanence. Ainsi, tous les obstacles qui se dressent sur la voie de l’expérimentation et du développement de nouvelles idées devraient être éliminés aussi vite que possible.

Il faut considérer chaque nouveau projet informatique comme une idée qui doit passer par une « fabrique à données » - un site de production équipé de procédés standard faciles à maintenir. Le produit final se présente sous la forme de services ou d’algorithmes de haute qualité soutenant des business model numériques. Les entreprises numériques se différencient par leurs idées, leurs données et leurs relations clients. Celles qui dénichent les premières un business model numérique fonctionnel se dotent d’un avantage concurrentiel. Le point crucial consiste à jeter à bas les barrières entre le développement de logiciels et les opérations de l’entreprise. En effet, la vitesse, la fréquence et la réussite de ces expériences dépendent des performances du développement informatique, mais également de la pertinence des solutions créées pour les opérations.

Les entreprises industrielles européennes et notamment françaises possèdent une excellence manufacturière forgée au fil de nombreuses décennies. Elles devraient s’employer à transposer autant que possible ces connaissances dans le domaine informatique, et notamment dans leurs activités de développement de logiciels.

Dans beaucoup d’organisations, les connaissances informatiques internes n’ont pas évolué assez rapidement au cours des dernières années, à l’inverse des possibilités technologiques. Aujourd’hui, les clients laissent des commentaires en ligne immédiatement après avoir effectué leur achat. Des analyses en temps réel sont possibles par le biais du big data, et des mises à jour logicielles peuvent s’effectuer quotidiennement via le cloud. Mais bien souvent, l’organisation informatique de ces entreprises et ses processus associés n’ont pas suivi ces évolutions. Ainsi, elles se retrouvent avec des services dotés de structures du passé qui sont censés répondre aux exigences des clients de demain.

Il est impossible de mettre rapidement sur le marché des produits et services innovants en s’appuyant sur des cycles longs de sourcing informatique. Rien d’étonnant à ce que nombre de services spécialisés essayent de contourner leur propre équipe informatique, par exemple en transférant des activités sur le cloud public. Cette informatique décentralisée (un phénomène appelé « shadow IT »), n’apporte pas de réelles améliorations. Elle se traduit au final par une augmentation de la complexité du système, et par un manque d’efficacité. Ce schéma doit être brisé. Les équipes de développement et d’exploitation doivent travailler main dans la main au lieu d’intervenir séquentiellement l’une après l’autre, comme autrefois.

Dans l’idéal, cette approche devrait être mise en œuvre dans le cadre de plusieurs projets menés en parallèle. Le gourou informatique Gene Kim a décrit les caractéristiques fondamentales de cette méthode, baptisée DevOps (« Dev » pour développement et « Ops » pour operations).

Assurer la fluidité des projets

Pour Gene Kim, l’organisation doit s’articuler autour des avantages client et le flux des projets doit être aussi fluide que possible. Les difficultés qui font obstacle à la création d’avantages client doivent être identifiées et éliminées. Un bon exemple consiste à systématiquement affecter aux projets des  équipes transverses et multidisciplinaires. De plus, pour garantir leur agilité, les équipes ne doivent pas dépasser une certaine taille. Cette approche réduit le nombre de transferts de tâches nécessaires, responsabilise les équipes et leur permet d’aboutir plus rapidement à un logiciel fonctionnel pour le client.

Intégrer les retours d’expérience

Plus les feedbacks des clients sont intégrés en amont dans le « processus de production », mieux cela vaut. En outre, les entreprises doivent veiller à tenir compte de chaque feedback dans les projets futurs. Pour éviter de se perdre dans des « boucles de rétroaction » sans fin, il convient d’organiser cette activité sur un modèle lean. Recueillir les feedbacks des parties prenantes internes et externes ne doit jamais gêner le processus de développement.

Savoir prendre des risques
Il est important d’instaurer une culture d’entreprise qui incite les employés à expérimenter en permanence jusqu’à aboutir au résultat souhaité. À chaque nouvelle expérience, un petit pas en avant doit être fait pour progresser toujours plus loin. Dans le même temps, chaque équipe doit fournir des données basées sur des KPI prédéfinis pour suivre les retombées de ces expériences. Et il convient d’établir des mécanismes qui s’enclenchent immédiatement si le processus va trop loin ou si des ratés se produisent, comme par exemple si la solution projetée n’aboutit pas.

Toute entreprise qui a tenté d’explorer cette voie sait qu’il n’est pas facile de lancer sa propre révolution numérique et de garder la bonne dynamique.

Le cloud offre des possibilités informatiques illimitées sur le plan technique, donnant naissance à de nouvelles opportunités. Mais il apparaît clairement que d’autres facteurs sont indispensables pour exploiter ces opportunités. Les technologies évoluent plus rapidement que les gens. Et les individus plus rapidement que les organisations dans leur ensemble. Traiter ces problématiques représente une nécessité stratégique. La transformation de l’organisation est un sujet majeur pour devenir un champion du numérique.