Le digital workplace, entre mythe et réalité

L’innovation de rupture est une nécessité de la transition numérique, ou comment l’entreprise traditionnelle devient une entreprise digitale en utilisant ce nouvel actif qu’est le consommateur digital et ses usages.

Si de nombreuses entreprises ont su porter de vastes chantiers pour moderniser la façon de vendre des biens et des services en utilisant les données collectées, la question de la productivité numérique se pose pour les employés et les partenaires de l’entreprise devenue plateforme. 

La manière de travailler, l’autre visage de la transformation numérique

L’appareil et l’application mobile sont les catalyseurs initiaux du digital, dans un monde à la connexion ambiante. En entreprise, les « travailleurs intellectuels » organisent leur travail et leur temps de travail différemment. Et s’il faut balayer l’idée que les futurs cadres sont forcément des champions du numérique, leur formation supérieure en 2018 intègre nécessairement les technologies digitales, le développement des soft-skills (créativité, innovation, communication, …), le travail en transverse avec des équipes pluridisciplinaires, l’autonomie et le travail en mode projet agile. Nous touchons ici du doigt un premier enjeu : l’attractivité des talents.

Ainsi, les collaborateurs gagnent progressivement en autonomie et sont plus matures sur les usages du numérique. Ils ont besoin de plus de flexibilité et d’outils adaptés, ce qui favorise une expérience sur mesure, individualisée, avec en son cœur l’agilité, la mobilité et la sécurité. Dans leur ouvrage « L’Âge de La Multitude »[1], Nicolas Colin et Henri Verdier développaient la notion de multitude, cette externalité constituée par la foule et ses usages  qui deviennent, comme nous l’avons vu, un actif de l’entreprise numérique. Dans cette seconde phase de la transformation digitale, nous considérerons donc que la foule est plurielle, à la fois consommatrice (B2B/B2C), collaboratrice et partenaire de l’entreprise plateforme. L’innovation continue de l’entreprise passe ainsi par cette capacité à développer une réelle productivité numérique, et qui s’écarte d’une vision purement et péjorativement utilitariste.

Ce paysage idéalisé a donc sa limite… 80% de la force de travail en entreprise n’a pas un accès permanent à un ordinateur. Ainsi, comment concilier cette mutation profonde de l’entreprise avec l’humain ? C’est bien tout l’enjeu de la stratégie digital workplace. Fuyez les éditeurs qui clament que leur solution miracle est un digital workplace : au mieux, une application est un facilitateur. Mais c’est bien à l’entreprise de se transformer de l’intérieur avec, en première ligne et porteurs de la stratégie, les responsables des ressources humaines.

Une transformation portée par les usages ?

La réalité est que la productivité stagne, malgré la technologie. Comme à chaque apparition de nouvelles technologies, il faudra un temps conséquent pour que les bénéfices sur les sociétés soient observables, avant qu’un retour à des choses apaisées ne s’amorce. Dans un flux de travail tendu et "disrupté" par le numérique, notre adoption et notre bonne utilisation des outils est questionnée : nous travaillons avec une attention partielle en continu[2]. L’urgence est la nouvelle normalité. Et nous n’évoquerons pas les réunions improductives qui, en l’absence d’un cadre de travail défini, servent davantage à travailler tout seul ensemble, perturbé par ce mail essentiel auquel il faut répondre ou cet appel tant attendu qu’il ne faut pas rater (prétexte à quitter la réunion !), qu’en équipe efficace.

Le premier enjeu, qui est l’objectif central d’une stratégie digital workplace, est donc de développer une nouvelle productivité à partir de l’usage des solutions digitales, qui s’étende à l’ensemble des métiers et de leurs particularités. C’est un vaste programme. D’une part, pour une entreprise qui s’imagine que le digital en interne consiste à offrir mobilité et collaboration à travers des solutions techniques, il faut d’abord résoudre le problème de l’hyper-connexion que cela induit, qui n’est qu’une résultante de l’absence de règles claires et protectrices. Qui ne dit mot, consent. Une productivité numérique (dont la motivation est une composante) ne peut s’atteindre lorsque l’environnement de travail hyper-mobile devient inconsciemment ou consciemment un boulet. Lorsque les cadres et dirigeants semblent valoriser l’immédiateté, l’existence par la réactivité, ils portent la responsabilité du ruissellement de ces pratiques dans l’entreprise. L’absence de limites et de frontières étanches peut s’avérer catastrophique à moyen terme sur la productivité attendue. Le rôle des RH est crucial et les directions, dont le CDO, sont aujourd’hui bien inspirées de s’appuyer sur des fonctions qui ont été créées pour cela.

En termes d’organisation, l’intelligence collective est au cœur de la refonte organisationnelle dans un monde bien plus vaste, bien plus technologique. Peut-être alors rendrons-nous possible ce rêve naïf de Douglas Engelbart (1925-2013) qui, dans les années 60, posait quelques bases technologiques intéressantes et clamait : “any serious effort to make the world better would require some kind of organized effort that harnessed the collective human intellect of all people to contribute to effective solutions[3]”. Il s’agit aussi de réduire la fracture numérique, et de limiter les zones blanches en entreprise. Les initiatives ne manquent pas pour valoriser et faire basculer dans la modernité des métiers de terrain : chef de chantier qui pilote un drone embarquant des services cloud (Cloud Edge) pour mesurer l’avancement des travaux[4], techniciens de maintenance qui, grâce à la réalité augmentée, peuvent assurer une réparation plus efficacement[5], IA et robot[6] dans le retail pour la gestion du stock ou l’automatisation de tâches sans valeur ajoutée, à une époque où la vente physique se concentre sur l’expertise et l’expérience client.

Pour l’entreprise, il s’agit également de repenser la gouvernance, qui doit se montrer agile et en capacité de pivoter, dans une approche lean start-up, pour proposer une offre de services adaptée sur la base du traitement des données d’usage[7] et d’adoption des applications. Comprendre les besoins profonds des utilisateurs grâce aux données, nous retrouvons bien ici certains préceptes du business digital pour offrir le bon service au bon utilisateur au bon moment…

Il ne s’agit pas pour autant de remettre totalement la technologie à sa place. Elle est évidemment décisive ; tel grand groupe, après une phase de déploiement de solutions collaboratives qui a modifié les usages et su répondre à certaines attentes des utilisateurs, envisage d’aller plus loin par une réflexion stratégique et transverse, plus profonde, pour transformer le travail. Telle entreprise, qui peine à démontrer la valeur des solutions techniques, développe un business case de transformation globale autour de la sécurité, de la mobilité et du collaboratif ce qui, par effet de bord, se traduit par une adoption progressive de technologies digitales et plus tard d’une réflexion stratégique sur les différents modes de travail. Finalement, force est de constater que l’approche technique est généralement favorisée. L’échec patent des Réseaux Sociaux d’Entreprise est une bonne leçon de ce qu’il ne faut pas faire : transposer d’anciennes pratiques à de nouvelles technologies.

De l’expérimentation à l’industrialisation

Tout comme la transformation digitale de l’expérience et des services fournis aux clients finaux, le digital workplace est une évolution inéluctable et vitale pour l’entreprise. Pour les grands groupes, il s’agit d’un enjeu d’autant plus stratégique qu’ils se doivent d’être moteurs pour accompagner leur multitude interne (filiales, entités, collaborateurs, partenaires) et ses initiatives individuelles qui tendent à la désintermédiation. Pour eux, l’objectif est d’opérer une transformation interne massive et d’exploiter pleinement le potentiel des innovations technologiques et des nouveaux usages, tout en développant une culture d’entreprise forte et attractive en termes d’usages et de mode de travail.

Pour les PME et les entreprises de plus petite taille qui n’ont pas les mêmes moyens financiers et organisationnels, l’approche est plus modeste et/ou plus ciblée mais finalement porteuse d’innovation grâce à des processus décisionnels potentiellement plus rapides. La taille humaine et le dynamisme d’une structure peuvent également s’avérer être des facteurs d’attractivité des talents du digital qui y voient plus d’autonomie.

Mais dans tous les cas, l’enjeu commun réside dans l’industrialisation progressive du digital workplace, dans une démarche globale où les usages créent les outils, et réciproquement. Pour ne plus céder au Culte du Cargo, dans l’imitation ou l’opposition, l’entreprise doit permettre à sa propre multitude de libérer sa puissance créative dans cette nouvelle plateforme ouverte qu’est le digital workplace. La capacité essentielle à capter et exploiter cette richesse créative et la valeur qu’elle génère serait donc un facteur d’un plus grand engagement et de transformation, et d’une meilleure productivité.

[1] “L’Age de La Multitude, Entreprendre et Gouverner après la révolution numérique 2nd édition», Nicolas Colin et Henri Verdier, Armand Colin (2015)
[2] The Distracted Mind, de Adam Gazzaley et Larry D.Rosen, MIT Press, 2016
[3] Soit “Tout effort visant à rendre le monde meilleur nécessite des efforts organisés qui exploiteraient l’intelligence humaine collective de tous les peuples pour contribuer à des solutions efficaces »
[4] Source
[5] Source
[6] LoweBot
[7] Source