Terry Jones (Kayak, Wayblazer) "Ma nouvelle société applique big data et technologies cognitives au tourisme"

Rencontré au NRF Big Show, le fondateur de Kayak et Travelocity explique comment sa société WayBlazer utilise les technologies cognitives et le big data pour révolutionner l'e-tourisme.

JDN. Après avoir fondé et dirigé Travelocity et Kayak, vous avez lancé il y a quelques mois WayBlazer, toujours dans le secteur tourisme. En quoi consiste ce nouveau projet ?

jones 275
Terry Jones, fondateur de Travelocity, Kayak et WayBlazer © F.Fauconnier / JDN

Terry Jones. Il y a un an, j'ai reçu un appel du directeur marketing d'IBM, qui m'a demandé de venir les voir. Ginni Rometty, la PDG d'IBM, voulait décliner Watson dans d'autres domaines que la médecine : le retail, le voyage et beaucoup d'autres verticales encore. [Watson est une technologie d'intelligence artificielle cognitive qui traite l'information davantage comme un humain que comme un ordinateur, en comprenant le langage naturel et en formulant des hypothèses, ndlr]. Elle m'a demandé si je voulais les aider sur le voyage. J'ai donc commencé par regarder de plus près cette technologie,  qui fonctionne sur des mots et non des nombres. J'ai été DSI d'American Airlines, j'ai fondé Travelocity et Kayak, donc je connais bien les ordinateurs traditionnels. Mais que faire avec des mots... Puis en janvier 2014, le responsable de Watson a quitté IBM pour lancer trois sociétés utilisant Watson. Je l'ai donc rejoint pour lancer celle sur le voyage, qui a débuté son activité en mai.

Quel service offre WayBlazer ?

Lorsqu'au début de ma carrière je travaillais en agence de voyage, les gens entraient avec un guide sous le bras, me disaient " je veux aller en France ", nous en parlions pendant une heure, j'ébauchais une proposition, je les rappelais au bout d'une semaine, ils disaient ok, payaient et partaient. Aujourd'hui, les gens passent deux mois à éplucher Tripadvisor, Facebook, les blogs et tous les articles de magazine, parce qu'ils s'en sentent obligés, par peur de se tromper. Puis ils essaient de tout planifier eux-mêmes. C'est beaucoup de travail et cela génère de la frustration. Nous nous sommes donc dit : pourquoi ne prendrions pas toutes les données de Facebook, de Twitter, des blogs, des articles de magazine, des guides, de la météo, des bons plans, etc. pour les mettre dans Watson et permettre aux gens de faire leurs recherches en langage naturel ? C'est ce que nous avons fait.

Quel est votre modèle économique ?

"Nous débutons en BtoB le temps de roder la techno"

Nous avons commencé en BtoB. Notre premier client est la ville d'Austin, au Texas, où nous sommes basés. Sur le site de la ville, vous pouvez maintenant dire "je veux venir à Austin cet automne avec trois copains". Un moteur de recherche classique ne sait pas quoi faire de cette requête. Tandis que nous saurons répondre "Oh, alors vous pouvez aller voir de la formule 1, tel match de football et 20 autres choses encore". Nous savons lire le langage naturel, comprendre la syntaxe et s'adresser aux internautes comme à des amis. Par exemple, on peut leur suggérer de la formule 1 mais aussi leur dire de quel endroit ils auront la meilleure vue sur le circuit ou quelle route emprunter pour s'y rendre en évitant les embouteillages.

S'ils cherchent un bar, on peut leur dire "celui-là est un bon bar mais on ne peut pas s'asseoir donc si votre femme vient et porte des talons, peut-être vaut-il mieux la prévenir". Si un ami vous demande votre bar préféré, vous ne lui répondez pas "c'est au numéro 28 sur Main Street" ! Vous lui décrivez l'atmosphère et lui dites pourquoi vous le trouvez si bien. Et bien pour avoir des informations de cette nature, vous n'avez plus besoin d'éplucher les sites et les réseaux sociaux : nous l'avons déjà fait.

A qui d'autre comptez-vous proposer vos services ?

Nous avons commencé à travailler avec des Destination Management Organizations [agences qui font la promotion touristique des villes, états, parcs, monuments et autres lieux touristiques, ndlr], nous parlons aussi aux hôtels, à des compagnies de croisières, à une compagnie aérienne. Nous avons aussi signé avec deux magazines de voyage. Nous n'y avions pas pensé mais en effet, quelqu'un qui lit trois articles sur le kayaking au Mexique peut être très intéressé par nos services !

Pourquoi avez-vous commencé par un modèle BtoB et avez-vous le BtoC en ligne de mire ?

Nous avons débuté comme cela d'abord parce que c'est une technologie très nouvelle. Si nous sortions une application pour les consommateurs, ils s'attendraient à ce que nous fassions vraiment tout. Watson et WayBlazer ne sont pas si intelligents encore, ils ont besoin d'aller à l'école. Nous voulons commencer petit et nous améliorer. Nous avons débuté avec les villes, nous sommes en train de passer aux Etats, puis nous ciblerons les pays. In fine nous verrons. Dans un an et demi ou deux ans, vous ne reconnaîtrez pas Watson et WayBlazer, il y aura beaucoup de nouvelles fonctionnalités. Ce sera peut-être le bon moment.

Les gens sont habitués à traduire leurs requêtes en mots-clés, l'intérêt de WayBlazer n'est-il pas davantage de répondre en langage naturel que de le comprendre ?

Pas seulement. Si vous recherchez "montagne épouse spa", le moteur ne comprendra sans doute pas exactement quel type d'offre vous recherchez. Nous travaillons d'ailleurs beaucoup les aspects conversationnels. Lorsque vous parlez à Siri, c'est en langage naturel. De plus, même si vous vous adressez à un moteur par mots-clés, s'il vous répond en langage naturel, vous aurez tendance à faire de même. Et nous en tirons beaucoup plus d'informations utiles. Vous dites "je veux faire un weekend entre copines", nous savons que vous êtes des femmes.

"WayBlazer agrège aussi bien des données sur les destinations que sur les utilisateurs"

Nous construisons aussi des outils de conciergerie, capable de vous dire "je sais que vous aimez la cuisine italienne, il y a un restaurant italien juste en face qui fait -20% ce soir". D'autres moteurs peuvent le faire, mais pas avec la même profondeur de connaissance.

Vous collectez donc aussi des données sur les utilisateurs, pas uniquement sur les destinations...

Oui, nous débutons tout juste sur cet aspect. Par exemple pour un hôtel, si vous appartenez à un programme de fidélité, nous en apprenons beaucoup sur le type d'hôtel que vous aimez : moyenne gamme, luxe, avec un restaurant familial... Si vous vous loguez avec Facebook, nous en retirons aussi beaucoup d'informations. Nous pouvons également acheter des données. Et en trouver ailleurs encore : les magazines par exemple en savent beaucoup sur vous. Pour l'instant, ils ne l'utilisent qu'au niveau macroscopique pour attirer les annonceurs, mais ils pourraient très bien réassembler leur site entièrement pour chaque utilisateur en fonction de ses centres d'intérêt ! Ces informations, nous pouvons les utiliser.

Quel est votre sentiment sur l'évolution actuelle du secteur de l'e-tourisme ?

C'est plus dur de lancer une start-up aujourd'hui. Les Adwords sont très chers, de gros acteurs occupent le marché aux Etats-Unis comme en Europe... Pourtant de nouvelles niches cartonnent, comme l'organisation de voyages d'aventures. Mais plus largement, les acteurs vont devoir passer réellement au multicanal, car dans les faits, très peu le font aujourd'hui. Et puis le voyage et le tourisme sont tout de même la plus grosse industrie du monde : il y a de la place pour de nouveaux acteurs.

Comment selon vous les acteurs traditionnels de l'e-tourisme doivent-ils s'adapter à l'émergence de l'économie collaborative ?

D'abord, la "sharing economy", c'est un mythe ! Personne ne partage, les gens le font pour gagner de l'argent ! Mais il est vrai que cela constitue un vrai risque pour les acteurs traditionnels. Ils n'ont pas le choix, ils doivent l'intégrer. Par exemple, les comparateurs doivent absolument inclure les services collaboratifs d'hébergement, de transport... Car le consommateur va de toute manière aller les regarder. Mais tout cela va évoluer naturellement. Prenez les voyagistes en ligne, qui détestaient les comparateurs. Maintenant ils les adorent et les rachètent tous. HomeAway a l'air d'être en vente, il intéressera peut-être un acteur traditionnel. Pour les chaînes d'hôtel aussi, ce n'est qu'un service supplémentaire à offrir. Comme les repas, qu'ils fournissaient dans leurs établissements haut de gamme mais pas dans leurs motels. Le tout est de parvenir à conserver l'expérience de marque, à garantir la qualité.

Quelles sont les tendances les plus marquantes du secteur et les innovations qui apporteront la croissance ?

Les comparateurs ont encore de belles marges de progrès : les gens veulent pouvoir rechercher eux-mêmes, c'est donc une activité énorme. Le mobile progresse de façon incroyablement rapide, les acteurs doivent donc encore améliorer leurs services mobiles. Ce sont sûrement les deux principales tendances. Mais le secteur continue de beaucoup se développer. Les gens voyagent de plus en plus. L'innovation viendra probablement de start-up comme de services conçus par les grands acteurs actuels. Ainsi, combiner de grandes masses de données pour aider les gens à préparer leur voyage, ce que nous faisons avec WayBlazer, est encore une nouvelle frontière à atteindre. C'est pour cela que ce projet est très excitant, personne d'autre ne fait encore cela !

Bien sûr nous finirons par avoir des concurrents. Mais il y a la place pour plusieurs acteurs et, surtout, nous avons pris une bonne avance. Lorsque vous débutez le premier, que vous restez en phase avec vos valeurs de marque, que vous construisez des produits, que vous comprenez ce que signifie d'apporter un service au client et que vous êtes dans une position de lever des fonds, ce qui est notre cas, je pense que vous pouvez gagner. Bring it on !

Terry Jones, cofondateur de WayBlazer, est l'incarnation de l'innovation dans l'e-tourisme. Diplômé de l'université de Granville, dans l'Ohio, il débute sa carrière en 1971 en tant qu'agent de voyage chez Vega Travel, à Chicago. Dans les années 80 et 90, il dirige le développement de produit, l'informatique et les opérations chez American Airlines - Sabre. En 1996 il fonde Travelocity.com, dont il fait une société cotée de plusieurs milliards de dollars. Il fonde ensuite le comparateur Kayak.com, qui en trois ans devient de la même taille que Priceline. En 2009 il lance sa société de conseil, Essential Ideas. Toujours président de Kayak, il est également investisseur et siège au conseil d'administration de Rearden Commerce, Smart Destinations et EarthLink.