"L'affaire Microsoft" : concurrence versus innovation ?

Le 17 septembre 2007, les juges du Tribunal de Luxembourg ont rendu leur décision dans ce que l'on appelle "l'affaire Microsoft". Mais cette décision ne va-t-elle pas à l'encontre des politiques d'innovation et plus largement, qu'apporte-t-elle aux consommateurs ?

Tout commença avec une plainte déposée par la société Sun Microsystems en décembre 1998 auprès de la Commission européenne aux fins de voir condamner Microsoft pour abus de position dominante. La plaignante considérait, en effet, que Microsoft ne pouvait refuser de façon licite de lui communiquer les informations sur les interfaces avec son système d'exploitation Windows. A défaut, il ne lui était pas possible d'établir des produits pouvant fonctionner correctement avec Windows. En conséquence, les concurrents de Microsoft ne disposaient pas de moyens "d'égalité" leur permettant de concurrencer cette société en situation de position dominante sur le marché.

Le 24 mars 2004, la Commission européenne considérait que Microsoft avait violé l'article 82 du traité des Communautés européennes en réalisant un abus de position dominante. La société était condamnée à une amende de 497 millions d'euros (somme versée par Microsoft avant la décision du Tribunal).

Contestant le bien fondé de cette décision tant d'un point de vue juridique qu'économique, Microsoft saisissait le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE). Après une bataille lancée il y a donc près de dix ans, les juges du Tribunal de Luxembourg ont rendu leur décision le 17 septembre 2007 dans "l'affaire Microsoft" comme il est convenu de l'appeler. Si la décision rendue peut surprendre au regard des faits et du marché qui ont considérablement évolué, mais également de ses implications indirectes, elle laisse surtout à penser qu'il aurait été malvenu pour le TPICE de contrecarrer la position de la Commission qui aurait perdu en prestige et en autorité en cette matière particulièrement sensible. Envisagée sous cet angle, la décision s'inscrit plus dans une perspective politique que juridique. A l'appui de cette affirmation, plusieurs arguments. 
 

Le motif de l'interopérabilité

D'une part, il était reproché à Microsoft de refuser de fournir à ses concurrents certaines "informations relatives à l'interopérabilité". La finalité de l'interopérabilité est noble. D'aucun, doté d'un minimum de bon sens, ne saurait contester valablement le bien fondé de l'interopérabilité tant pour les consommateurs que pour l'ensemble du marché et ses développements à venir. D'ailleurs, l'interopérabilité fait débat et constitue un grand défi du futur en terme économique et technologique.

Mais dans le même temps, la manipulation de cette notion peut s'avérer dangereuse ou à tout le moins délicate car elle recèle une dimension politique que l'on ne peut ignorer. C'est pourquoi sous le couvert d'un concept à géométrie variable, devenu malheureusement fourre-tout, certains positionnements conduisent à s'orienter vers un rejet a priori de solutions américaines (Microsoft par exemple) pour les remplacer par d'autres (par exemple la majorité des logiciels libres est sous licence américaine, ainsi que les sociétés de prestations de services associées).

Dans une logique similaire, si l'interopérabilité justifie les limites aux mesures techniques de protection de certains supports (ex : art. L.331-9 du code de propriété intellectuelle), elle ne saurait valablement remettre en cause les principes de l'exception de copie privée posée dans le code de propriété intellectuelle. On ne peut en ce sens créer des amalgames juridiques et conceptuels sous couvert d'interopérabilité. Si elle s'avère nécessaire, elle ne saurait être la porte ouverte à toutes les atteintes aux droits de propriété intellectuelle existants.

Plus avant, l'interopérabilité ne peut pas servir de prétexte pour vider de leur substance les droits de propriété intellectuelle reconnus aux titulaires et les valeurs dont ils sont porteurs. Que penser à cet égard d'une décision obligeant une société à fournir certaines informations "de fabrication" et à en autoriser l'usage pour le développement et la distribution de produits concurrents ? Certes, cette société, à savoir Microsoft, jouit d'une position dominante sur le marché dans le secteur concerné. Mais il est rappelé que le fait d'être en position dominante ne constitue pas en soit une "infraction" aux lois de la concurrence. Seul l'abus de cette position peut être répréhensible. En l'espèce, pouvait-on considérer que tel était le cas ? 

 
L'évolution des critères de l'abus de position dominante

Les critères de l'abus de position dominante ont été définis progressivement par la jurisprudence. Et tout juriste sait que la jurisprudence est appelée à évoluer.

Contrairement à ce que certains ont considéré, la décision rendue par les juges de Luxembourg ne s'inscrit pas dans le droit fil des critères jurisprudentiels jusqu'alors retenus. En effet, il y a une évolution discrète, voire insidieuse, mais néanmoins certaine.

Désormais, l'abus de position dominante semble exister dès lors que son modèle de développement freine le progrès technique alors que par le passé il devait constituer un obstacle à l'apparition de produits nouveaux. La nuance est subtile mais réelle. Ainsi, l'appréciation de l'abus se fait plus globalement en retenant la stratégie du développement de l'entreprise concernée. Il suffira que cette stratégie génère, selon les juges, un frein au progrès technique pour que l'abus soit constitué. Mais peut-on s'assurer de l'objectivité de l'appréciation de ce frein ? Pour quel progrès technique ?

En tout état de cause, selon ce critère, l'abus ne se limite plus à empêcher concrètement l'apparition de nouveaux produits par des concurrents. Il est apprécié au regard d'une politique de développement de l'entreprise de façon plus générale.
En conséquence, comme de nombreux commentateurs l'ont relevé, la bataille de l'abus de position dominante se situe désormais dans l'appréciation d'un juste équilibre entre l'innovation et la concurrence.

Le sujet est loin d'être simple car au-delà du questionnement juridique, on ne saurait ignorer la dimension politique du débat. Pour l'innovation, il est patent que les entreprises doivent constamment investir dans la recherche afin que les produits proposés aux consommateurs satisfassent leurs besoins, voire les devancent toujours plus efficacement.

Evidemment, ces actions de "recherches et développements" (R&D), représentent un coût important pour les entreprises. Le retour sur investissement n'est jamais garanti. Mais en matière de technologies innovantes, ces actions sont indispensables pour la survie de l'entreprise. Plus la société est importante, plus ce secteur R&D l'est également. Non seulement parce qu'elle s'en donne les moyens, mais également parce qu'à défaut, elle risque de perdre sa position sur un marché concurrentiel. De gros investissements technologiques et humains sont ainsi faits pour le bien des consommateurs et de l'entreprise. Cette innovation fait à ce titre l'objet de protections juridiques avec le droit de la propriété intellectuelle et notamment le droit des brevets ou le droit du logiciel.

La question qui se pose alors est : peut-on contraindre un auteur à divulguer les sources de son oeuvre (et de son innovation) au motif d'interopérabilité ?

A priori, sur ce point, suite aux décisions rendues dans l'affaire "Microsoft", la réponse des institutions européennes semble positive. Mais jusqu'où peut-on, doit-on, aller ? En d'autres termes jusqu'où l'atteinte aux droits d'auteur et à l'innovation est acceptable. Ici, un glissement des préoccupations technologiques (interopérabilité) vers des préoccupations économiques (concurrence), s'est opéré. Ce n'est alors plus l'interopérabilité qui est au coeur du débat mais l'appréciation d'un abus de position dominante qui se traduirait par une stratégie de développement fondée sur une innovation protégée. En conséquence, du fait de son approche égalitariste de la concurrence, la décision rendue par le Tribunal de Luxembourg implique insidieusement un frein à l'innovation[1].

Sur le plan politique certains se féliciteront peut-être d'une telle décision, l'Europe tente de donner une leçon aux "World compagnies" américaines. Mais d'un point de vue juridique, ce positionnement ne peut satisfaire pleinement les experts car les fondements du raisonnement ne sont pas en parfaite cohérence avec les principes juridiques applicables. Cette décision est également dangereuse économiquement car les entreprises innovantes ou investissant beaucoup dans l'innovation pourraient revoir leur stratégie à la baisse. Ce qui bien entendu ne saurait bénéficier aux consommateurs.   

 
Une décision obsolète

Par ailleurs, en ce qui concerne la vente liée du lecteur Multimédia Windows Media Player qui était reproché à Microsoft, il convient de relever le caractère désuet et inefficient de la décision prise. En effet, d'abord les technologies ont beaucoup évolué en une décennie. En outre, suite à la décision de la Commission, Microsoft avait offert à la vente une version de Windows sans Windows Media Player sur le marché. Or, il s'est avéré, selon une étude Microsoft, que seulement 1% des consommateurs l'aurait choisie. Ce qui concrètement affaiblit bien l'argument selon lequel cette mesure aurait été prise dans l'intérêt des consommateurs, sauf à considérer globalement les consommateurs comme des personnes "ne jouissant que d'une intelligence médiocre" (Cass. crim., 11 janvier 1982).
 
Enfin, et ce n'est pas là le moindre des paradoxes, il faut noter que Microsoft et Sun Microsystems, soit la partie plaignante initialement, ont décidé un rapprochement. Ainsi un accord a été passé entre les parties aux termes duquel, Sun est désormais un revendeur OEM de Microsoft, les deux sociétés se sont engagées à travailler ensemble pour rendre chacun de leurs systèmes d'exploitation compatibles avec l'autre au sein d'une solution de virtualisation et elles ont créé un laboratoire dédié à l'interopérabilité. Ce type d'accord conduit à confirmer nos critiques de la décision rendue par le Tribunal de Luxembourg.

Il convient de relever qu'un seul point n'a pas été confirmé par le TPICE : la nomination d'un mandataire pour veiller à la pleine exécution des mesures correctives dans la mesure où selon le TPICE, "Aucune disposition du droit communautaire n'habilite la Commission à imposer aux entreprises de supporter les coûts qu'elle-même encourt en conséquence de la surveillance de l'exécution de mesures correctives." Dont acte.

En définitive, la position selon laquelle l'intégration de Windows Media Player dans le système d'exploitation de Microsoft et les difficultés d'interopérabilité de ses serveurs avec ceux de ses concurrents constituent des abus de position dominante devait-elle vraiment être confirmée ?

Sous l'angle purement juridique, on en doute. D'un point de vue économique, de grandes réserves subsistent. Seules des raisons politiques permettent en réalité de comprendre pleinement la confirmation par le TPICE rendue le 17 septembre 2007, décision de confirmation qui s'inscrit dans la continuité puisque la justice européenne n'a pas invalidé de décision de la Commission pour abus de position dominante depuis plus de trente ans...

En revanche, il est à noter que le TPICE ne suit pas la même logique dans le domaine des concentrations (ex : la décision Schneider Electric SA et Legrand du 11 juillet 2007, où la Commission a été condamnée). Quoiqu'il en soit la décision du TPICE pourra avoir notamment deux incidences : de nouvelles actions contre les entreprises en situation de position dominante compte tenu de l'approche plus souple des critères retenus pour son abus ; et son corollaire possible : la remise en question des stratégies de recherches et développement (R&D) des grandes sociétés leaders sur ces marchés.

Le "remède" n'est-il en ce sens pas pire que le "mal" ? Et finalement, en terme de sécurité juridique, que penser d'une décision qui intervient après un marathon d'une dizaine d'années et qui sanctionne une situation qui n'existe plus ? ... De plus, quels sont les bénéfices pour les consommateurs européens dans la mesure où les amendes ont été payées à la Commission ? 
 
Article écrit par Eric A Caprioli et Anne Cantéro
Avocats Associés, docteurs en droit
Caprioli & Associés, (Paris, Nice)


 

[1] Selon une étude de l'institut économique Molinari rendue publique le 14 septembre 2007, « La politique anti-trust nuit à la libre concurrence et empêche les entreprises « dominantes » ou seules dans leur créneau de mieux satisfaire les consommateurs », selon une nouvelle étude disponible à l'adresse : http://www.institutmolinari.org/pubs/note20076fr.pdf.