Une condamnation de Google peu convaincante !

La lecture de ce qui constitue, semble-t-il, la première décision de justice condamnant Google pour abus de position dominante, à savoir le jugement prononcé le 31 janvier 2012 par le Tribunal de commerce de Paris, invite à la circonspection.

Google ne doit assurément bénéficier d’aucune immunité spéciale au regard du droit de la concurrence. La réussite phénoménale de cette entreprise ne pouvait du reste que l’exposer, comme Microsoft en son temps, aux poursuites d’entreprises estimant avoir été illicitement exclues du marché. C’est déjà un succès impressionnant pour Google d’avoir réussi à contenir le flot des actions que sa croissance ne pouvait manquer de déclencher. Mais promouvoir « don’t do evil » à titre de slogan ne confère pas d’exemption au regard des règles de concurrence, pour lesquelles les intentions comptent moins que les constats objectifs d’atteinte au marché et aux intérêts des consommateurs.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’avec le succès l’horizon juridique se soit quelque peu assombri pour Google, qui doit faire face notamment à plusieurs plaintes déposées auprès de la Commission européenne et à une surveillance étroite de l’Autorité de la concurrence française. Cette dernière a rendu, le 14 décembre 2010, un avis constatant que Google occupait une position dominante sur le marché de la publicité liée aux moteurs de recherche. Bien sûr, rappelait immédiatement l’Autorité, cette position dominante n’est pas condamnable en tant que telle : seul l’exercice abusif d’un tel pouvoir de marché peut être sanctionné, constat que l’Autorité ne prétendait pas réaliser – et ne pouvait réaliser – dans son avis. Toujours est-il que cette affirmation d’une domination de Google, même avancée dans le cadre d’une procédure consultative ne se prêtant pas aux diligences et vérifications propres aux actions contentieuses, déroulait en quelque sorte un tapis rouge sous les pieds des plaignants.

C’est ce tapis rouge que la société Bottin Cartographes a emprunté pour soutenir son action contre Google devant le Tribunal de commerce de Paris. Bottin Cartographes réalise en effet des applications de plans d’accès et cartes permettant la localisation d’adresses et l’édition d’itinéraires en ligne. Sans surprise, le développement du célèbre Google Maps, diffusé gratuitement sur le site de Google, a affecté la situation concurrentielle de Bottin Cartographes. Cette dernière assigne donc Google devant le Tribunal de commerce de Paris pour, notamment, abus de position dominante. Le Tribunal de commerce lui donne raison au prix nous semble-t-il de raccourcis qui laissent le juriste sur sa faim. Affamé même. Bien entendu, il est toujours très délicat d’apprécier une décision de justice sans avoir eu accès au dossier soumis aux juges, particulièrement dans une matière aussi complexe et factuelle que le droit de la concurrence. Toutefois, le pendant de l’indépendance des juges est l’obligation de motivation de leurs décisions. Or, à l’aune de cette obligation, il est difficile d’être convaincu par la décision du Tribunal de commerce de Paris. 

Premier raccourci : la définition du marché, pourtant cruciale pour évaluer si Google se trouve ou non en position dominante ainsi que les effets de sa pratique. Le Tribunal de commerce retient comme définition « la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites WEB des entreprises ». « Pourquoi pas » est-on tenté de répondre, mais quels étaient les éléments montrant que ces produits n’étaient pas substituables à d’autres – pas nécessairement produits par Google et Bottin Cartographes – ainsi que le requiert la définition juridique du marché aux fins du droit de la concurrence ? Et la rapidité des évolutions technologiques sur Internet ne justifiait-elle pas un peu plus d’analyse ?
Deuxième raccourci : la position occupée par Google sur ce marché. Le Tribunal de commerce déduit de la position dominante de Google sur le marché des moteurs de recherche l’existence d’une position dominante sur les marchés connexes de la publicité et de la cartographie en ligne. Était-ce vraiment évident, du moins sans analyser les parts de marché de Google et de ses concurrents ni les éventuelles barrières à l’entrée sur le marché qui seraient susceptibles de protéger durablement l’éventuel pouvoir de marché de Google ? Quid de OpenStreetMaps, qui diffuse gratuitement des cartes informatiques ? Quid aussi de Bing, le moteur de recherche de Microsoft, qui comme on le sait est tout sauf le premier venu dans le domaine de l’informatique et offre des services qui, au premier abord, semblent pouvoir concurrencer utilement Google Maps ? Ici aussi la rapidité des évolutions technologiques et concurrentielles aurait requis, nous semble-t-il, un peu plus de prudence ou d’analyse de la part du Tribunal de commerce.

Troisième raccourci : l’existence d’un abus de la part de Google. Bottin Cartographes alléguait en l’espèce l’existence d’une pratique de prix prédateurs, ce qui en droit de la concurrence désigne la stratégie d’une entreprise en position dominante qui baisse ses prix à un niveau tel que ses concurrents finissent par être exclus du marché, permettant ainsi à l’entreprise dominante de remonter ensuite ses prix et, en définitive, d’asseoir sa domination sur le marché. Il s’agit d’une pratique complexe qui ne peut être constatée qu’avec beaucoup de prudence. En effet, une baisse de prix constitue en principe un comportement vertueux pour la concurrence et les consommateurs. Toutefois, pour le Tribunal de commerce de Paris, la prédation est constituée en l’espèce du fait que le prix de vente de Google Maps – égal à zero – ne permet pas à Google de couvrir le coût de revient nécessairement exposé pour l’élaboration et la distribution des produits en cause. Le Tribunal de commerce a-t-il toutefois examiné les conditions dans lesquelles Bing et OpenStreet Maps, par exemple, offrent leurs produits ? Si le nouveau standard du marché est l’offre gratuite de tels services, quitte à ce que leurs fournisseurs se rémunèrent par d’autres voies, faut-il protéger les entreprises qui ne s’adaptent pas à cette évolution ? Tel n’est pas en principe l’objet du droit de la concurrence.

Que l’on ne s’y trompe pas, donner un produit gratuitement ne constitue pas nécessairement un comportement exempté des règles de concurrence. Microsoft le sait bien, puisqu’en 2004 elle s’est trouvée condamnée pour avoir distribué gratuitement Internet Explorer en association avec son système d’exploitation Windows. Mais c’était au terme d’une décision particulièrement motivée, qui limitait donc le risque que soit interdite une pratique a priori bénéfique aux consommateurs.
Après tout, peut-être la diffusion gratuite de Google Maps soulève-t-elle des problèmes au regard des règles de concurrence, mais il nous semble que seul un examen approfondi – dont il n’apparaît pas clairement que le Tribunal de commerce de Paris l’a réalisé – permettrait de le déterminer. Google ayant fait appel de ce jugement, une analyse plus approfondie peut encore être espérée. Prudence donc, car cette condamnation n’est pas définitive.