Economie du savoir : ce que va changer la loi sur le numérique

Economie du savoir : ce que va changer la loi sur le numérique Le texte qui prévoit la création d'un domaine commun informationnel et cadre la diffusion des travaux de recherche est loin de faire l'unanimité.

Le JDN consacre une série d'articles au projet de loi pour la République numérique d'Axelle Lemaire, dont la phase de concertation a été clôturée le 18 octobre. Nous nous penchons aujourd'hui sur le volet "Economie du savoir" qui, à travers les articles 8, 9 et 10 se penche sur les problématiques liées à la diffusion de données publiques et à la publication des travaux scientifiques.

Définition du domaine commun informationnel

L'article 8 a suscité énormément de réactions sur la plateforme. Son objectif, selon le gouvernement : "protéger les ressources communes à tous appartenant au domaine public contre les pratiques d’appropriation qui conduisent à en interdire l’accès". Le texte vise par exemple à contrer les pratiques de certains sites qui interdisent la reproduction numérique d'œuvres appartenant au domaine public. "Il sera désormais possible pour des associations agréées d’intenter une action en justice pour défendre le périmètre de ce domaine public et faire cesser toute tentative de réappropriation exclusive." L'article a reçu 655 votes pour, 83 contre et 84 mitigés.

Selon le texte, relèvent du domaine commun informationnel les informations et méthodes déjà publiquement divulguées et qui ne sont pas protégées par un droit spécifique, ainsi que les œuvres dont la durée de protection légale a expiré et les informations des documents administratifs diffusés publiquement.

Les éditeurs réclament la suppression de l'article

Si la majorité des contributeurs se disent favorables à l'article, la disposition a déclenché une fronde chez les acteurs de l'édition et de la presse, qui réclament sa suppression : le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), la Scam, le Syndicat national de l'édition phonographique, la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, le Syndicat national de l'édition… "Les contours du texte sont trop flous, argue le SEPM, ce qui fait peser de trop grandes menaces sur les créateurs et les producteurs de contenus originaux". Le SNE critique aussi "le caractère ambigu de la formulation" qui pourrait "donner lieu à de trop nombreux contentieux sur le caractère protégé ou librement accessible d'œuvres". La Scam, de son côté, réclame une étude d'impact et une étude juridique préalables.

La Quadrature du Net, favorable à l'article 8, réclame au contraire qu'outre les associations, les individus puissent également agir en défense du domaine commun.

Diffusion des travaux de la recherche financée par l'Etat

L'article 9 est censé "favoriser le libre accès aux travaux de recherche publique" rendu compliqué "par les droits d'exclusivité détenus par certaines revues et éditeurs". Alors que la disposition est censée permettre aux auteurs d'articles scientifiques de rendre leurs écrits accessibles plus facilement, elle est extrêmement critiquée par le milieu scientifique. Elle a aussi reçu une majorité de votes négatifs sur la plateforme de contribution.

Le texte précise que l’auteur pourra rendre sa création publiquement accessible sous une forme numérique, même en cas de cession exclusive à un éditeur, après un délai de 12 mois pour les œuvres scientifiques, techniques et médicales et de 24 mois pour les œuvres des sciences humaines et sociales. Il devra s'agir de "la dernière version acceptée de son manuscrit par son éditeur et à l’exclusion du travail de mise en forme qui incombe à ce dernier".

"Un texte désastreux rédigé par des lobbyistes"

Un progrès ? Absolument pas, selon  Roberto Di Cosmo, professeur d'informatique à l'Université Paris Diderot, qui s'est fendu d'un article intitulé "Reprenons nos droits sur nos articles scientifiques". Pour lui, loin d'être un effort pour libérer la publication scientifique, le texte semble avoir été rédigé "par des lobbyistes" et se révèle "désastreux". "Il ne nous donne le droit de publier ailleurs (...) que les preprints et non pas la version définitive publiée, écrit-il. Sous couvert de nous donner le droit de publier ces preprints après 12 ou 24 mois, il affirme en réalité l'absence de notre droit de les publier avant, en faisant régresser nos pratiques de décennies (les preprints, on les a toujours diffusés largement sans souci). Et ce "droit" qui n'en est pas un ne porte que sur une version numérique, et vient assorti de toute une série de restrictions, dont l'exclusion de l'exploitation commerciale."

Pour comprendre les arguments des chercheurs, il faut en fait se pencher sur le fonctionnement actuel des publications : "Quand j'écris un article scientifique, après des années de travail financées par l'Etat, je cherche à le publier sur une revue prestigieuse, raconte-t-il au JDN. C'est un comité éditorial composé de collègues docteurs qui décide s'il est valable, et non pas l'éditeur. Une fois l'article accepté, l'éditeur vous envoie un contrat qui stipule que vous cédez la totalité des droits (en théorie, vous ne pouvez donc plus republier l'article)… Mais vous n'êtes pas payé pour la publication. Ces clauses sont abusives. Avant l'avènement d'Internet, cela n'a jamais posé de problème, mais depuis on met en ligne ce que l'on veut, quand on veut, et l'on n'a jamais été embêtés. Comment en effet justifier le fait d'avoir réclamé la cession des droits d'auteur gratuitement ? " Roberto Di Cosmo réclame donc de pouvoir publier immédiatement ses écrits ailleurs : "ce serait reconnaitre un droit que l'on a déjà. Alors, éventuellement, on pourra nous imposer des devoirs." Sa proposition a reçu 1493 votes pour, 6 contre et 7 mitigés.

Le CNRS réclame des délais plus courts 

Un avis globalement rejoint par le CNRS, qui se contente cependant de réclamer "une durée d'embargo plus courte", de "six mois maximum pour les sciences exactes et un an pour les sciences humaines et sociales, en conformité avec ce qui est préconisé par la Commission Européenne". Le CNRS demande aussi que le "text and data mining" ne soit pas entravé : l'éditeur ne doit pas acquérir l'exclusivité de travail sur les données il publie. "Cela empêcherait une utilisation libre et gratuite de connaissances issues d'une recherche essentiellement financée par des fonds publics." Enfin le CNRS réclame la modification du passage précisant que la "mise à disposition [d'un article] ne peut donner lieu à aucune exploitation commerciale", formulation qui suggère que seuls les éditeurs pourraient exploiter commercialement les articles.

De leur côté, les éditeurs, à l'image de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, tiennent à s'assurer que les délais d'embargos seront bel et bien conservés dans le texte de loi (un argument qui a recueilli 80% de votes négatifs).

Procédure assouplie pour les travaux de recherche utilisant le numéro de sécurité sociale

L'article 10 simplifie le recours au NIR, le numéro de sécurité sociale, pour les travaux de recherches et études statistiques. Alors qu'il devait être approuvé par un décret en Conseil d’Etat, procédure extrêmement lourde pour les chercheurs, une nouvelle procédure plus simple sera mise en place. L'article a reçu une majorité de votes positifs mais des contributeurs -principalement des particuliers- s'y opposent en soulevant des questions de protection des données personnelles.

L'article a ainsi soulevé des inquiétudes de la part de l'Observatoire des Libertés et du numérique, qui réclame un renforcement des mécanismes de protection des données personnelles, mais n'a été que très peu commenté par la communauté scientifique.

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