Francis Lorentz (Idate) "Les MVNO doivent absolument survivre au passage à la 4G"

Le président de l'Idate revient sur la régulation du secteur des télécoms et ses enjeux, questions qui seront largement abordées lors du DigiWorld Summit, qui s'ouvre ce 17 novembre à Montpellier, en partenariat avec le JDN.

JDN. Douze ans après l'ouverture du marché français des télécommunications fixes, l'opérateur historique dessert toujours la moitié du parc. Les efforts de dérégulation du marché ont-ils été suffisants ?

Francis Lorentz. Globalement, le processus de dérégulation a créé un marché français compétitif, à en juger aussi bien par l'évolution des tarifs que par l'évolution des services et par le développement du haut-débit, qui a permis au marché français de devenir l'un des plus dynamiques sur l'ADSL. Les tarifs français sont dans la moyenne européenne, or c'est bien dans ce but que l'on cherche à encourager la concurrence. La France est dans le peloton de tête en Europe pour ce qui concerne l'équipement haut-débit. Enfin, nous avons fait apparaître des concurrents tiers, les MVNO, dont quatre ou cinq de premier rang, qui détiennent un vrai rôle sur le marché en apportant une réponse à des besoins très spécifiques sur certains segments de clientèle. Le bilan de la dérégulation du marché fixe est donc tout à fait positif.

Quelle politique de régulation faut-il désormais adopter sur ce marché ?

Il s'agit d'un marché où la demande de bande-passante augmente d'environ 50 % par an. Ce rythme, que nul n'avait prévu il y a encore cinq ans, ne va pas ralentir dans les mois et les années à venir. On assiste à l'explosion d'une part du recours à la vidéo, d'autre part de l'usage des smartphones, qui placent l'Internet mobile au cœur des télécoms. La flambée de la demande de bande-passante oblige les opérateurs à renforcer nettement leurs investissements, en matière de débit mobile mais aussi de meilleure gestion des fréquences et de mise en place de la 4G. Et, bien sûr, ils doivent réaliser des investissements considérables sur le fixe : la fibre constitue sûrement le seul moyen de transmission qui réponde vraiment aux besoins futurs.

La politique de régulation du secteur doit trouver le bon point d'équilibre entre deux nécessités : encourager la concurrence, gage pour le consommateur de prix bas et d'une bonne qualité de service, et permettre aux opérateurs de dégager des marges d'autofinancement suffisantes pour assurer ces investissements. Cette question sera d'ailleurs au cœur du DigiWorld Summit 2010, où elle sera liée au constat que le débit augmente du fait des "géants de l'Internet" fournisseurs de contenus qui ne paient sans doute pas la bande-passante à la hauteur de leur utilisation. Très concrètement, ces derniers mois, inciter les opérateurs à une relative mutualisation de leurs investissements dans la fibre s'est révélé très positif. Le principe de la mise en commun partielle des moyens et des réseaux paraît s'imposer.

"Le numérique européen apporte-il suffisamment de valeur ajoutée à l'économie et aux emplois de notre continent ?"

Quels sont les enjeux ?

Lorsqu'on évoque des questions de régulation et de compétition entre acteurs, on pense surtout aux tarifs que paieront les consommateurs. Mais à l'avenir, l'enjeu résidera aussi dans la qualité de service. Sur le fixe, nous sommes habitués à une qualité de service quasi parfaite. Sur l'Internet mobile, nous sommes habitués à une qualité de service "as good as possible", ce qui n'est pas du tout la même chose. Or dans le futur, lorsque les services mobiles feront partie de notre quotidien, par exemple sous la forme de services d'e-santé, nous supporterons très mal les interruptions de service. La qualité de service va devenir un élément de plus en plus clé et de plus en plus difficile à tenir, notamment parce que les usages du téléphone mobile se font plus complexes. Les opérateurs ont beaucoup de progrès à faire en ce domaine.

La trentaine de MVNO français totalise moins de 6 % de part du marché mobile. Comment les rendre plus concurrentiels ?

Les MVNO sont un atout pour les grands opérateurs. D'abord, ils leur permettent de structurer leur propre concurrence entre eux. Ils leur offrent un moyen de s'adresser à une clientèle très spécialisée, par exemple très localisée géographiquement, ou encore qui demande un tarif low cost pour un service limité. Le producteur de bande passante peut utilement s'appuyer sur un réseau de distribution spécialisée et adopter une approche plus capillaire et segmentée du marché que son offre générique. Via ces MVNO, il peut également se battre contre les autres opérateurs, d'où l'intérêt d'avoir un bon réseau de revendeurs. En France, les MVNO sont les revendeurs des opérateurs. Doivent-ils changer de statut pour gagner en autonomie et pouvoir passer d'un opérateur à l'autre ? C'est une question qui fait débat actuellement.

L'attribution des fréquences 4G, qui risque de ne pas requérir beaucoup d'engagements des opérateurs en faveur des MVNO, ne risque-t-elle pas de tuer définitivement les chances des opérateurs virtuels ?

Il paraît évident que les MVNO ont un rôle à jouer et qu'ils doivent survivre au passage d'une génération à l'autre. Mais il faut attendre de connaître les réflexions de l'Arcep sur les modalités d'attribution des licences LTE pour savoir précisément quels engagements demander aux opérateurs au-delà du seul aspect financier.

Plus généralement, le sujet du LTE est moins brûlant en France qu'aux Etats-Unis, où par exemple Verizon le commercialisera à assez grande échelle dès le début 2011. En effet, les Etats-Unis ont en quelque sorte sauté la troisième génération. Tandis qu'en France, la 3G est très performante et n'a pas encore fait le plein économique et commercial que l'on en attend.

La France et l'Europe sont-elles en retard en matière de télécoms par rapport aux autres zones du monde ? Doit-on s'inquiéter ?

De manière générale, la France bouge bien et relativement vite. Globalement, nous avons tenu les points clés du calendrier. L'attribution de la quatrième licence mobile constituait une étape utile et intéressante pour animer la compétition. Le programme de déploiement de la fibre s'appuyant sur le grand emprunt est aussi ambitieux qu'il était attendu, c'est un point très positif. Seule la 4G reste à faire.

"Beaucoup de décisions concernant l'économie numérique ne peuvent être prises qu'au niveau européen"

Mais plus largement, on a l'impression que l'Europe est prise dans un étau entre l'Asie - un marché de plusieurs milliards de consommateurs, une industrie très performante - et les Etats-Unis, dont la maîtrise quasi absolue du secteur du logiciel est en train de s'étendre au mobile, avec un nouveau centre de gravité qui se développe dans la Silicon Valley entre Google, Apple et Facebook. Ces trois acteurs impulsent une accélération formidable depuis deux ans. Pour l'Europe, c'est le vrai sujet : le numérique européen apporte-il suffisamment de valeur ajoutée à l'économie et aux emplois de notre continent, ou d'autres tirent-ils mieux que nous leur épingle du jeu ?

Suite au remaniement ministériel intervenu ce 15 novembre, Eric Besson se voit à nouveau confier le portefeuille de l'Economie numérique.  Qu'attendez-vous de lui, pour les deux ans à venir ?

Je souhaite qu'il continue à apporter la même attention et le même enthousiasme au secteur qu'il en avait manifesté notamment pour la réalisation des Assises du numérique en 2008.

L'essentiel de l'innovation est le fait de start-up. Depuis 1997-1998, on a assisté à la naissance d'une génération de start-up françaises et européennes, comme aux Etats-Unis, alors qu'on pensait que les Français n'étaient pas des entrepreneurs. Ceci en bonne partie grâce aux initiatives des pouvoirs publics en matière de financement, de capital risque, de modalités d'aide à la R&D, d'aménagement de l'environnement réglementaire, de formation dans l'enseignement supérieur... L'une des actions d'Eric Besson sera logiquement de continuer de conforter et de protéger ce tissu d'entreprises très innovantes. C'est l'une des meilleures assurances pour que notre économie profite du développement de l'innovation dans le numérique. Il sera bien placé pour le faire.

Vous attendez également qu'il porte ces thèmes à Bruxelles...

Il est indispensable que nous parvenions à définir une position européenne sur ces questions : nous avons presque déjà perdu la mémoire du sommet de Lisbonne. Beaucoup de décisions ne peuvent être prises qu'au niveau européen. Par exemple, afin de permettre une meilleure utilisation du spectre pour les communications mobiles, nous pourrions développer ensemble des technologies à cette fin. En outre, on entrevoit beaucoup de grands projets sur les modes d'utilisation des technologies numériques qui seraient nécessairement transeuropéens : une meilleure gestion des dépenses énergétiques, ce qui demande une harmonisation des standards européens, mais aussi des actions relevant des transports, du cadre de vie, de la santé, de la sécurité des réseaux... Tous ces sujets me semblent constituer de grandes ambitions, auxquelles un ministre français pourrait utilement apporter sa contribution. Beaucoup de projets ne pourront être lancés et portés qu'à l'échelle européenne.