Friches industrielles, reconversions à la pelle mais pas n'importe comment

A la croisée des enjeux urbanistiques, environnementaux et économiques, la reconversion des friches industrielles pose des questions parfois complexes et réunit de nombreux acteurs. Pas évident de les concilier, mais pas impossible non plus.

Preuve en est avec les chantiers des halles de Fives-Cail-Babcock, du fort de Vaujours ou encore de la halle Freyssinet.
Désolées, un peu surnaturelles, les friches industrielles fournissent d'excellents sujets photographiques. Le cinéma s'y intéresse aussi, leur aspect désincarné offrant une certaine souplesse de mise en scène. Dans Full Metal Jacket (1987), Stanley Kubrick tourne ainsi à Newham, dans la banlieue de Londres, au coeur d'un ensemble délabré appartenant à la compagnie du gaz britannique, une scène censée se dérouler dans un Hué (Vietnam) en ruines. Quelques coups de boule (de démolition) par-ci par-là, deux ou trois rangées de palmiers plantées, et le tour est joué.
Mais sinon, quand elles ne font pas le bonheur de professionnels de l'image, de grapheurs ou de squatteurs, les friches industrielles représentent aussi un enjeu phare pour l'activité économique d'un pays. La France l'a bien compris, et essaye de donner un second souffle à ces lieux en jachère, épaulée par les acteurs du privé. C'est souvent réussi, parfois moins.

Du no man's land au lieu de vie

L'industrialisation galopante des pays occidentaux, puis l'abandon progressif ou le transfert d'une région à l'autre de pans entiers de l'industrie (aciérie, extraction du charbon, du fer, activité automobile...) ont entrainé, ces dernières années, une multiplication importante du nombre de friches industrielles.
Le Nord-Pas-de-Calais en concentre une bonne partie. Plus de la moitié des friches du pays s'y trouvent, en fait. "Première usine de France" après la révolution industrielle du XIXe siècle, la région est percutée de plein fouet par une crise économique dans les années 70. Les houillères, les industries sidérurgique et textile dévissent, laissant derrière elles 1200 sites orphelins, soit 9 400 hectares de terrain à réhabiliter.
Symboles évidents du déclin de la région, ces zones laissées pour compte font un peu désordre.
Aucun intérêt à les laisser à l'abandon, d'autant qu'elles représentent un gisement foncier important, l'habitat s'étant greffé historiquement autour de ces anciens poumons industriels. Dans le Nord-Pas-de-Calais, on a ainsi remis au goût de jour plus de 7 000 hectares de friches depuis la fin des années 80. Une reconquête orchestrée par l’Établissement Public Foncier, qui se décline en plusieurs facettes.

A Dunkerque, pour redonner vie aux anciens chantiers navals, on a misé sur l'habitat

Les quais du quartier du Grand Large ont vu sortir de terre d'étranges habitations, mi-futuristes mi-briques de lait, estampillées éco-responsables. Les abords encaissés du chenal ont été garnis d'une végétation dense. Les voitures, à peine tolérées, roulent au pas. Les enfants peuvent jouer au ballon ou faire du vélo sur la chaussée, au bord de laquelle n'ont pas été construits de trottoirs, clin d’œil aux Spielstrasse allemands, mais aussi au passé d'un quartier qui n'était pas destiné à l'origine aux allées et venues de riverains.
Autre site, autre reconversion. Dans la banlieue de Lille se trouvent les halles de Fives-Cail-Babcock, immenses ensembles de briques desquelles sont sorties les infrastructures du pont Alexandre III et de la gare d'Orsay. 6 000 salariés y travaillaient au plus fort du boom de la sidérurgie. Pas question de raser. Le lieu, innervé de rails et encombré de volumes à la patine remarquable, possède trop de cachet. Il abritera donc un parc de 5 hectares, un lycée hôtelier international, une halle commerciale, une piscine et 900 logements dont 300 sociaux. Tout un phalanstère.
Mais le Nord-pas-de-Calais n'a pas l'apanage des friches. Les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer, non loin de Toulon, font eux-aussi l'objet d'un toilettage depuis quelques années. Les 40 hectares du site représentent à ce jour le plus grand projet urbanistique entre Gênes et Marseille. Un grand parc y a été édifié. Mais la rénovation coûte cher, Arthur Paecht, instigateur du chantier et ancien maire de Seyne-sur-Mer, en a fait l'une des communes les plus endettées de France, et lorsqu'il laisse sa place à Marc Vuillemot en 2008 ce dernier préfère s'orienter vers des aménagements plus productifs. Sur les rails, un projet de casino, de salle de spectacle, d'hivernage de yachts de haute plaisance, des activités commerciales... On est loin du havre de paix prévu à l'origine.

L'Etat vend mais reste garant

La tendance actuelle est à une valorisation écologique des espaces déchus de leur utilité économique première. La loi de programmation du 3 août 2009, mettant en oeuvre le Grenelle de l'environnement, encourage la reconversion des friches industrielles en éco-quartiers. Le problème, comme le montre l'exemple de La Seyne-sur-Mer, est financier.
Les espaces de loisirs ont la préférence des riverains, mais leur installation, passant souvent par une dépollution des lieux, coûte un bras et ces sites, pas ou peu lucratifs, participent du bien-être de tous mais pas du dynamisme économique des régions. Chères et non rentables, ces trames vertes et bleues (TVB) tendent à laisser leur place à des projets industriels, l'Etat cédant ses terrains au plus offrant.
Il cède, oui, mais ne s'en lave pas les mains.
Racheté en 2010 à l'Etat par Placoplatre, filiale du groupe Saint-Gobain, le site du fort de Vaujours, situé sur les communes de Courty, en Seine-et-Marne, devrait bientôt abriter une carrière de gypse. Si l'Etat a vendu son terrain, il n'en garde pas moins un oeil sur le devenir de son ancienne propriété.
Les entreprises rachetant des friches industrielles sont soumises, dans un certain nombre de cas, à des servitudes d'utilité publique. Lorsque la friche ou l'activité qui va s'y greffer présentent un danger sanitaire quelconque, par exemple. Ces servitudes, listées à l'article R. 126-1 du Code de l'urbanisme, sont en fait des obligations auxquelles doivent répondre les repreneurs avant exploitation des sols.
Le fort de Vaujours ne fait pas exception. 
A ces impératifs de sécurité viennent s'ajouter les recommandations des élus locaux, indispensables, depuis un décret de septembre 2005, quand il faut décider du sort d'un site en reconversion industrielle. Encouragé par Dominique Bailly, maire de Vaujours, Placoplatre s'est ainsi lancé dans la revégétalisation de 100 hectares aux alentours du fort. Plusieurs dizaines de milliers d’arbres ont déjà été replantés. Objectif : offrir une aire de plaisance clés en main aux riverains, lorsque l'exploitation de la carrière sera arrivée à son terme, en 2019. 
A Paris, Xavier Niel a décidé de réanimer la halle Freyssinet, située derrière la bibliothèque François-Mitterrand dans le XIIIe, en injectant 120 millions d'euros dans son aménagement en locaux de start-up. Un financement consenti dans le cadre d'un partenariat public-privé noué avec la Caisse des dépôts et la ville de Paris, s'inscrivant dans un plan plus vaste, orchestré par l'Etat, de développement de "quartiers numériques". Difficile de passer à côté de la dimension politique du projet, présenté comme "le plus grand incubateur du monde" par le dirigeant d'Iliad, comme la vitrine de celle qui sera bientôt "la ville la plus innovante d'Europe" par la mairie de Paris. Ici encore, les intérêts du public et du privé sont intimement liés, et c'est plutôt malin car tout le monde en profite.  

La revente de friches industrielles à des sociétés privées présente des avantages

Elle consolide le tissu industriel des régions plutôt que de laisser ces espaces en sommeil, mais elle permet aussi à l’État de faire l'économie de travaux de dépollution et de rénovation.
Quand l'exploitation du site n'est qu'une parenthèse, comme dans le cas du fort de Vaujours, elle met en plus, à terme, des espaces verts à disposition des riverains, pour lesquels ils n'auront pas dépensé un centime.

Ça passe ou ça casse

Reste que même avec les meilleures intentions du monde, ça ne marche pas toujours. Nexans en a fait les frais à Chauny. L'entreprise de fabrication de câbles électriques a dépollué son site de 15 hectares, rasé les bâtiments les plus amochés, découpé le terrain en huit lots... Et puis rien. Faute de subventions, les projets censés s'implanter sur le site n'ont pas vu le jour. Les élus locaux préfèreraient l'urbanisation à la réindustrialisation. Le site appartient toujours à Nexans, qui ne souhaite pas en faire une zone habitat-services. Ça coince.
Le cas de la friche Nexans de Chauny est symptomatique de la difficulté de satisfaire les exigences de tous les acteurs sur ce type de dossier : Etat, élus locaux, riverains, industriels, salariés... Pas évident de trouver un consensus. Pas impossible non plus. L'émergence de la notion de "valeur verte" des bâtiments dans l'urbanisme montre qu'on peut très bien concilier intérêts écologiques et industriels, en plongeant les infrastructures dans un écrin luxuriant rendu, en partie, aux badauds. Ça génère de nouveaux métiers, ça fait plaisir aux riverains, et il paraitrait même que ça offre un gain de productivité aux entreprises, en favorisant la diminution du nombre d'arrêts de travail, du stress, des risques santé... Tout bénef.