La big data va-t-elle tuer le luxe ?

L'industrie du luxe n'est pas épargnée par le développement massif de la Big Data. Au-delà des services que nous rendront probablement les objets connectés et les flagships digitalisés, l'enjeu est bel et bien de mieux connaître les clients pour mieux vendre... au risque d'en oublier les principes mêmes du luxe ?


L'enjeu le plus évident se situe au niveau du retail et de la relation client en général. 
Quoique attentives à la relation aux clients, éminemment soignée - il suffit de pousser les portes de quelques boutiques de la place Vendôme ou de l'avenue Montaigne pour s'en convaincre - , les enseignes de luxe avaient traditionnellement suffisamment confiance en leur attractivité et en leurs marques pour se dispenser de pousser plus avant la collecte de données et l'usage de celles-ci. Aller à la recherche de ce que veut le client semble contraire à la stratégie du luxe qui repose bien plus sur l'offre que sur la demande. 

Mais face à une génération Y plus perplexe vis-à-vis de l'autorité des marques et critique vis-à-vis des influenceurs traditionnels,  le bon usage des données devient pour ces marques l'un des grands vecteurs de développement. Cet usage entend répondre à un contexte concurrentiel fortement accru, parce que mondial ; mais aussi à un développement technologique démultipliant le champ des possibles (forte évolution des performances des outils CRM et des calculateurs, apparition des objets connectés…).

En cela, le luxe rejoint une pratique du mass-market et, sauf dans le cadre de prestations exceptionnelles, perd le caractère auparavant si particulier de sa relation au client. Ceci allant logiquement de paire avec sa massification : Louis Vuitton, par exemple, peut parfaitement jouer la carte du CRM de masse rationnel pour vendre ses sacs cultes, tout en ayant une relation plus personnalisée et émotionnelle (donc incomparable) avec une poignée de clients fidèles. A terme, c'est probablement ce dernier type de relation qui sera l'une des spécificités du luxe, le premier tendant à devenir la norme dans la plupart des secteurs. 

Il y a luxe... et luxe

Le luxe ultime, appelé parfois ultra-luxe, reste plus confidentiel. La plupart des journalistes et même des professionnels ont l'habitude, parlant du luxe, de le réduire en réalité aux marques leaders du secteur, à savoir, en forçant le trait, Louis Vuitton, Hermès, Gucci, Chanel. Ces marques étant très bien positionnées dans la maroquinerie ou dans les cosmétiques, deux domaines plutôt de masse (à la différence du yachting ou des voitures de sport par exemple), l'usage de la big data semble pertinent. 
C'est oublier que le luxe ne se réduit ni à la maroquinerie, ni aux cosmétiques, ni au prêt-à-porter ; et le savoir-faire exclusif des uns (par exemple la parfumerie chez Caron) est produit d'appel chez d'autres (Hermès, par exemple, quoique remarquables). Peut-on employer la big data en toutes choses et de la même manière ? Evidemment non. 
C'est oublier aussi que cet usage peut aller à l'encontre de la stratégie du luxe, définie notamment par ses éminents spécialistes Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer dans leur manuel Luxe oblige :
  • le luxe est exclusif, la big data, pertinente lorsque massive
  • le luxe est une expérience émotionnelle, la big data, une mesure rationnelle (fut-elle une mesure du qualitatif)
  • le luxe est hautement désirable, l'objectif de la big data est de le rendre moins rare et en conséquent le rend moins désirable
Ce dernier point nous parait le plus intéressant. En effet, l'analyse des comportements des clients devrait, dans la stratégie du luxe, se limiter à nourrir les leviers de désirabilité de la marque et de ses produits. Mais face aux impératifs de croissance, le besoin de s'en servir comme arme de vente se substitue à cette élaboration plus long-termiste. La marque adopte alors la stratégie du premium, en ne misant non plus sur sa fécondité et sa puissance créatrice, mais sur les besoins des client. Mais une fois ceux-ci satisfaits... tout est fini, et le produit devient jetable.
Par ailleurs, la big data rend objective les désirs et besoins des clients, alors que la relation au vendeur, dans le cas de l'ultra-luxe, doit précisément être subjective. Si celle-ci devenait réellement objectivée, alors le client perdrait sa relation personnalisée avec le vendeur : n'importe quel autre pourrait a priori faire l'affaire armé de sa tablette tactile. Sans oublier la question de la vie privée des clients les plus importants. Ce mode de fonctionnement peut parfaitement avoir sa place chez un revendeur spécialisé comme Séphora ; mais est-il bien pertinent dans les boutiques des plus belles marques ? 

De la conservation des standards du luxe

La collecte des données semble d'ores-et-déjà fortement amorcée dans les grandes maisons. Encore faut-il parvenir à exploiter ces données et ne pas se contenter de les recueillir
Le véritable défi est d'en trouver l'usage spécifique au luxe et d'analyser ce qui peut être pertinent : certes pour renforcer la relation client, anticiper ses attentes, assurer une proximité avec chacun d'eux, mais aussi faire vivre le désir, par exemple à travers des expériences digitales innovantes.  
Dans l'immédiat, tel qu'il a été compris, l'usage consiste à traiter rapidement les données récoltés pour répondre à des besoins consommateurs dans les plus brefs délais. Par exemple, les conciergeries comme John Paul n'hésitent pas à exploiter les datas pour saisir au plus près les désirs de leurs abonnés et améliorer leur qualité de service tout en conservant un conseiller propre à chaque client. Dans une telle optique de service, la data servirait en somme de soutien à une relation humaine, une sorte de relais de l'humain pour améliorer le contact réel. Mais pour conserver ses standards et ses exclusivités, le luxe devrait plutôt s'orienter résolument  vers de la "right data" que vers la big data.