Diriger, c’est prendre soin de son corps social

Psychologiquement comme physiologiquement, les corps sociaux des entreprises souffrent. Il est dès lors permis d'assimiler le rôle du dirigeant à celui d'un médecin.

Le corps social est l'incarnation de l'entreprise
L'expression « corps social » a ceci de particulier qu'elle désigne un esprit autant qu'un corps. Ainsi, dans l'environnement professionnel, le corps social est certes composé des salariés en tant que personnes physiques, mais bien plus encore du lien intellectuel qui les unit. En reliant les personnes physiques à la personne morale, le corps social incarne donc l'entreprise. Les métaphores du langage de gestion attestent d'ailleurs du parallèle entre la bonne santé de l'entreprise et celle de son corps social. On prend son pouls, ou encore sa température. Lorsque le cas est suffisamment aigu, on consulte des experts qui se penchent à son chevet, produisent des diagnostics, voire l'analysent comme on le ferait d'un patient dont l'équilibre intérieur serait en péril. Puis vient le temps de la prescription et du remède. Médecine (du corps et de l'esprit) et gestion partagent ainsi un large champ lexical. Les corps sociaux souffrent
Or, voilà des années que les corps sociaux souffrent. Psychologiquement, le mal-être au travail, l'excès de stress, parfois le harcèlement, semblent consubstantiels à l'expansion économique. Les récentes crises financière et économique n'ont fait qu'aggraver les symptômes. La maladie, elle, est structurelle. Tout aussi prégnantes en sont les séquelles physiques, avec l'accroissement des troubles musculo-squelettiques et des suicides. Dans une actualité malheureusement riche, citons la publication par le Ministère du Travail de l'avancement des négociations sur la prévention du stress professionnel, initiative s'inscrivant dans la continuité de l'accord national interprofessionnel de 2008. Les résultats en eux-mêmes (20% d'entreprises seulement classées « vert ») revêtent moins de signification que l'urgence dans laquelle le Ministère a travaillé. Cette souffrance n'est pas sans conséquences économiques
Ce qui, d'un point de vue humain, constitue un problème en soi, se complique de conséquences financières plus prosaïques : les maladies du corps social coûtent cher. Dans son bulletin du 9 février 2010, l'Institut de veille sanitaire estimait à 7 millions le nombre de journées de travail perdues en 2006 du fait des seuls troubles musculo-squelettiques. Ce constat quantitatif se double d'un constat qualitatif plus pénalisant encore. En effet, dans l'économie du savoir, le corps social constitue l'instrument de passage, de médiation, entre l'externe et l'interne. C'est l'ingéniosité de l'homme qui transforme les influences de l'environnement en forces agissantes dans le champ de la gestion. S'il n'est plus en mesure d'opérer cette transformation, si son énergie vitale diminue, la capacité d'action de l'entreprise diminue de concert. Des processus inconscients sont à l'oeuvre
Cette action médiatrice du corps social est aujourd'hui largement inconsciente. En filant la métaphore médicale (ici psychanalytique), on dira que le corps social introjecte son environnement. Il est influencé par un contenu sociétal (ce qu'on appelle les megatrends : par exemple la progression de l'individualisme, ou de l'éco responsabilité), mais n'en a pas conscience. Pas plus qu'il n'a conscience des processus mêmes par lesquels il incorpore ces influences à ses schémas de pensée et d'action. Ainsi, bien que diminuée dans son autonomie, l'entreprise n'identifie pas précisément sa maladie, seulement les symptômes qui en découlent. Déterminée par l'extérieur bien plus que gouvernée de l'intérieur, elle souffre du déséquilibre entre le trop-plein qu'elle subit et le trop-peu qu'elle maîtrise. Le dirigeant doit directement s'impliquer dans le processus de guérison
Quand le corps social souffre, assimiler le rôle du dirigeant à celui d'un médecin n'a rien d'abusif. Pour que l'entreprise retrouve de l'autonomie, qu'elle apprenne à se gouverner en conscience, elle doit être gouvernée en conscience. L'intervention directe du dirigeant est donc requise. Il ne peut cependant pas se cantonner à analyser, en deux mouvements séparés, d'une part la marche de la société et d'autre part la marche de sa société, laissant à des experts en « conduite du changement » le soin de combler la brèche. Car c'est en effet introduire artificiellement une faille profonde entre le prescrit et le vécu qu'opposer les champs de l'analyse et de l'action, avant de vouloir paradoxalement les réconcilier. C'est encourager le processus d'introjection, aboutissant à une certaine schizophrénie. De l'introjection à l'intériorisation
Le dirigeant doit aider son corps social à travailler sur lui-même, à prendre conscience du sens et des modalités de ses actions. Ce faisant, il lui permettra non plus d'introjecter mais d'intérioriser son environnement, et par conséquent de moins souffrir. En pratique, cela signifie deux choses : rendre accessible le sens et redonner des capacités de choix et d'action. Le premier mouvement est d'essence purement stratégique : décrypter l'environnement, pour en dégager un sens propre à l'entreprise, selon différents niveaux de lecture adaptés à chaque population. Le second est d'essence plus organisationnelle : construire une dynamique permettant de faire circuler le sens ainsi dégagé. Cela passe par la compréhension des schémas de pensée et d'action des individus (les « règles du Je ») comme des groupes (par extension, nous dirons les « règles du Nous »).