La valeur travail est-elle (vraiment) en crise ?

En savoir plus

 

Jean-Marie Bergère
 

Jean-Marie Bergère
Photo © DR

 

"Aujourd'hui, il paraît aller de soi que la valeur travail soit au centre de l'humanité comme la valeur suprême", remarque Jean-Marie Bergère. Pourtant, d'après ce philosophe de formation, directeur de l'association d'entreprises Développement et Emploi, cela n'a pas été le cas pendant très longtemps. Or les racines de notre vision du travail ont des influences indéniables sur la façon dont il est vécu aujourd'hui.

 

Les Lumières transforment le travail en valeur positive

"Dans la tradition grecque et romaine, le travail est l'apanage de l'esclavage. Le travail justifie même qu'il faille des esclaves, puisque tout travail est avilissant, selon Aristote." A Rome aussi, le travail manuel est dévalorisé. "Et dans le christianisme, le travail est la punition, la malédiction d'Adam : il devra se racheter à la sueur de son front." Ensuite, au Moyen Age, les ordres contemplatifs sont considérés comme supérieurs aux ordres séculiers. Certes il s'agit du domaine religieux, mais l'idée reste vraie pour le reste de la société.

 

"La rupture n'intervient véritablement qu'à la Renaissance", explique Jean-Marie Bergère. Or ce qui influence le débat d'aujourd'hui, c'est précisément la conception du travail depuis le siècle des Lumières. Car depuis cette époque, tous les domaines semblent converger. En économie, Adam Smith dit que la richesse des nations n'est plus la terre mais le travail. En philosophie politique, le travail vient s'opposer à l'oisiveté ; en redistribuant les places, il a partie liée à la démocratie, donne accès à une position sociale. La science aussi lui apporte un rôle positif : étant donné que - par le travail - la science maîtrise la nature, elle maîtrise aussi le destin. C'est le principe du positivisme.

 

"Le travail, c'est désormais la transformation, le progrès humain, la richesse, la justice…"

"Autrement dit, le travail devient central… pour des raisons positives : il n'est plus l'outil d'une rédemption. Le travail, c'est désormais la transformation, le progrès humain, la richesse, la justice…" Des composantes qui, pour Jean-Marie Bergère, imprègnent encore beaucoup la conception actuelle du travail.

 

L'idéal positiviste aux prises avec la réalité contemporaine

Pour le spécialiste, "la difficulté actuelle se trouve dans la contradiction entre, d'un côté, cette valeur très forte que l'on continue d'attribuer au travail et, de l'autre, la réalité quotidienne, dégradée par rapport à cet idéal."

 

D'abord, sont toujours présentes les critiques faites au travail au XIXe siècle : il aliène, car l'ouvrier perd son savoir-faire au profit de la machine, devient une machine… et pour Marx il exploite, car les ouvriers sont expropriés de leur travail. Aujourd'hui, on se dit "enchaîné à son ordinateur sans se réaliser pleinement" et on déplore que les fruits du travail ne soient pas également répartis.

 

"On assiste non pas à une crise de la valeur travail, mais à une crise du travail"

Mais ce qui, depuis, a profondément changé, c'est que le travail est devenu rare. "De plus, avec l'éclatement des parcours professionnels et la transformation incessante des métiers, on assiste à une crise de la reconnaissance du travail, ainsi que de l'intégration sociale par le travail. D'où la contradiction : en dépit de la haute idée que l'on s'en fait, le travail ne permet pas d'accéder à un statut correct, à une position dans la société, sans parler d'une œuvre dont on puisse être fier." Raison pour laquelle se développent à la fois défiance et démotivation.

 

Jean-Marie Bergère voit une illustration flagrante dans le cas des seniors. "Ce ne sont pas des gens qui ne croient plus au travail, au contraire." Mais c'est à 55 ans que l'idéal (se réaliser) et la réalité de l'entreprise (plus de promotion, plus de formation, on ne leur demande plus leur avis…) se contredisent le plus. Alors ils se désengagent. "Il ne s'agit donc pas du tout de paresse. Au contraire, d'une manière très rationnelle, la difficulté de voir reconnaître la valeur de leur travail les conduit à s'investir dans autre chose."

 

Verdict : "On assiste donc non pas à une crise de la valeur travail, mais à une crise du travail."



JDN Management Envoyer Imprimer Haut de page